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Épure d’un empire scientifique | | | Céline Lafontaine L'empire cybernétique - Des machines à penser à la pensée machine Seuil 2004 / 19.00 € - 124.45 ffr. / 240 pages ISBN : 2-02-056170-0 Imprimer
Projet ou programme scientiste lancé par Norbert Wiener au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la cybernétique est, depuis quelques années, lobjet, hors de son domaine de recherche originel, dune attention croissante et sourcilleuse. Il est vrai que ce nouveau paradigme scientifique, séduisant et souple, sest diffusé très largement et très vite, imprégnant une grande variété de domaines de recherches, aussi bien physiques et biologiques que philosophiques, psychologiques et sociologiques, mais aussi, sous la forme dune vulgate, les imaginaires désormais conformes aux impératifs de la technique. Or, si lon sy arrête un instant, les principes, les concepts, loutillage épistémologique et, surtout, lanéantissement (à tout le moins, lopération de démontage radical) de la notion de sujet, essentielle au paradigme moderne, que la cybernétique amène, devraient susciter plus dinquiétude que de dévotion.
Cest précisément ce quexplique la sociologue Céline Lafontaine, qui retrace et analyse les implications de cette diffusion de la cybernétique, plus particulièrement de sa vision dun sujet-relais, dun sujet de rebond ou encore dun sujet creux, sans intériorité, dans les sciences humaines. Critique, dans la lignée des travaux de Philippe Breton qui préface dailleurs louvrage , elle souligne les dangers quinduit cette vision qualifiée désormais de «post-moderne», notamment si lon considère les possibilités quoffrent les biotechnologies de passer de lhumanité au cheptel dans la mesure où la barrière morale, métaphysique ou épistémologique quest encore le sujet moderne viendrait à disparaître. Elle montre aussi avec pertinence que, la cybernétique assimilant le fonctionnement du cerveau à celui dun ordinateur, elle entraîne implicitement lidée que toute forme de hiérarchie entre lhomme et la machine, entre lhomme et son uvre, disparaît ou, pire, se renverse en faveur de luvre, à tout le moins de la machine. Cest dautant plus vrai que la cybernétique naît dun souhait sincère de son concepteur, écuré par la guerre, de confier la gestion des affaires humaines à un système informationnel global, lequel renvoie au mythe de la société régulée par les prix tout autant quau Panoptikon utilitariste.
Si létude est passionnante, la recontextualisation réussie, la démonstration édifiante, linvitation au voyage dans les sciences humaines (école de Palo-Alto, structuralisme, systémisme, post-modernisme, etc.) et à la rencontre de grandes personnalités scientifiques (Wiener, von Neumann, Bateson, Mead, Hall, Lévi-Strauss, Lacan, Sloterdijk, Deleuze, Lyotard, etc.) de laprès-Seconde Guerre mondiale exaltante, louvrage pêche néanmoins par quelques défauts. Dabord, une certaine superficialité dans lexposé même des concepts et théories abordés, qui entraîne de la confusion dans les cousinages intellectuels ou des filiations conceptuelles parfois boiteuses. Céline Lafontaine, sans sen rendre compte, cultive lart très «cybernétique» de suivre les concepts quand ils circulent mais de sen désintéresser quand ils sinstallent, se fixent, prennent toute leur densité sémantique. Cest, hélas, le propre des études dhistoire des idées. Un travail aussi exceptionnel que celui opéré par Zeev Sternhell sur lidéologie fasciste souffrait du même défaut. Ensuite, loubli, lévacuation ou la sous-estimation un peu brutale dautres apports (scientifiques ou littéraires) qui peuvent avoir eu autant dinfluence, voire davantage, que la cybernétique sur certains concepts évoqués. On pense notamment à lutilitarisme ou à lécole marginaliste.
Ainsi, le lecteur suivant en confiance Madame Lafontaine a parfois limpression que toute la pensée de laprès-Seconde Guerre mondiale, que toute la critique de lhumanisme et du subjectivisme, peut se résumer à la seule origine cybernétique de certains de ses concepts ou de certaines de ses pétitions de principe. Enfin, le sens ici encore imprécis de cet humanisme dont la critique de Madame Lafontaine se réclame et du sujet quelle défend.
Reste que louvrage est indispensable non seulement à la compréhension des questions morales fondamentales de notre époque mais surtout à celle du phénomène scientifique en soi, du ressort idéologique quil contient et dans lequel il sorigine.
Frédéric Dufoing ( Mis en ligne le 30/04/2004 ) Imprimer
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