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Portrait du mélomane en masochiste
Theodor W. Adorno   Le Caractère fétiche dans la musique
Allia - Petite collection 2001 /  5.95 € - 38.97 ffr. / 96 pages
ISBN : 2844850693
FORMAT : 10x17

Traduit de l'allemand par Christophe David
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Qui lit aujourd'hui Adorno (1903-1969), hormis les agrégatifs de philosophie ? Oublie-t-on que ce musicologue, élève d'Alban Berg, auteur d’une fameuse Philosophie de la nouvelle musique et d'un Mahler qui fit date (Minuit), porte-étendard de l'école de Vienne, fut le premier à sortir sa discipline de son tiroir esthétique pour la confronter aux découvertes de la sociologie, la frotter aux innovations techniques et la soumettre à un rigoureux examen phénoménologique ?

Allia réédite aujourd'hui un opuscule où l'ironie noire, le pessimisme affreux d'Adorno font merveille. L'objet de cette rouspétance ? Les ravages de la marchandisation du fait musical. N'était la tenue intellectuelle du propos, on croirait un vieux ronchon, déniant à la musique de variété qu'elle procure davantage de plaisir que du Schönberg – puisqu'il s'agit seulement, dans un cas comme dans l’autre, de soumission volontaire.

Adorno ne décolère pas contre le dédain croissant où est tenue la musique. Qu'il ait fallu la qualifier de « classique » (et pourquoi pas « à l’ancienne » ?) pour la distinguer du brouet commercial est déjà un pas de trop vers l’humiliation. L’espiègle chimère d'un Satie – la « musique d'ameublement » –, Adorno la voit réalisée, et c'est un cauchemar. Saucissonnée, débilitée, standardisée, publicisée, vidée de sa substance spirituelle, réduite pour le grand public à l'imposture de l'« inspiration » (concept « particulièrement inadapté à la musique que l'on dit classique »), elle est et n'est plus qu'une extase matérielle. On adore avant tout ses moyens de propagation : disques, radio, et plus simplement interprètes, voix, instruments (l'ineptie du culte stradivarien !) – sans parler de la dictature de la « mélodie » (« un prétexte pour dispenser l'auditeur de penser le tout »). Vivant symbole de ce rentable fétichisme : l'absurde érudition de l'amateur de jazz, ce « hiérodule » drogué à l'alternate take et aux numéros de cire. Mais le coureur de concerts ne vaut guère mieux, que son billet payant transforme en petit porteur du succès. L'amateur de musique, en somme, rejoint le ravi collectionneur de fiches Atlas.

A lire ce pamphlet prophétique, qui stigmatise si bien le consumérisme musical, on jurerait qu'il fut écrit dans les années 60 par un Debord visité par Erato et biberonné au Schopenhauer. Songerait-on un instant que cette docte diatribe, qui dénonce en toutes lettres le « totalitarisme » du dévoiement esthétique, fut écrite… en 1938 ! Quant au secret ultime de cette mystification – « manipuler le goût et donner une apparence individuelle à la culture officielle », généraliser « le comportement du prisonnier qui aime sa cellule » –, quel amer avant-goût de la culture McNikeSony ! C'est dire comme cet essai, qui décrit avec un demi-siècle d’avance la métamorphose de l’objet musical en simple support publicitaire, dépasse la réflexion esthétique et apparaît en fait, en s'intéressant au « caractère sadomasochiste de la culture de masse », comme un insolite présage du No Logo de Naomi Klein.


Olivier Philipponnat
( Mis en ligne le 20/12/2001 )
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