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«Un système hollywoodien bis»
Marcos Uzal   Vaudou de Jacques Tourneur - Archipel des apparitions
Yellow Now - Côté Films 2006 /  12.50 € - 81.88 ffr. / 89 pages
ISBN : 2-87340-202-4
FORMAT : 12,0cm x 17,0cm

L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez L’Harmattan, de La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman – Le cinéma entre immanence et transcendance (2001).
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Longtemps considéré comme l’archétype du cinéaste de série B, Jacques Tourneur (1904-1977), Français exilé à Hollywood, fait désormais partie du panthéon des classiques modernes. Etouffés par la diversité des genres très codifiés dans lesquels ils s’inscrivent, ses films trouvent pourtant leur unité dans une quête fondée sur l’exploration de l’invisible et des angoisses les plus secrètes. La «trilogie de la peur» constituée de La Féline (Cat People, 1942), de Vaudou (I Walked with a Zombie, 1943) et de L’Homme Léopard (Leopard Man, 1943) témoigne de façon exemplaire du style unique d’un créateur fasciné par le mystère du monde.

Le brillant essai de Marcos Uzal, Vaudou de Jacques Tourneur ─ Archipel des apparitions, tente précisément de mettre en évidence le génie stylistique singulier du réalisateur en proposant une analyse passionnante du deuxième volet de la trilogie qu’il considère comme «le chef-d’œuvre de son auteur, au sens strict : la matrice de son style» (p.10). Rappelons l’histoire : Betsy, infirmière canadienne, est engagée par Paul Holland pour s'occuper de sa femme Jessica, sur l'île de San Sebastian où Paul dirige une plantation de cannes à sucre. Elle découvre que sa patiente est atteinte d’un mystérieux mal qui la plonge dans une sorte de sommeil hypnotique. Poussée par son amour pour Paul, Betsy entreprend de guérir la malade coûte que coûte, quitte à démêler de ténébreux secrets de familles accompagnés de rancunes muettes et de rites vaudou…

Le préambule de l’étude clarifie la nature de la collaboration entre le cinéaste et son producteur Val Lewton afin de montrer que si Tourneur apparaît comme un réalisateur de commandes, il n’en reste pas moins un authentique auteur, seul maître du tournage et de la mise en scène et inventeur d’«un système hollywoodien bis» (Louis Skorecki, cité p.9). Dans cette perspective, Marcos Uzal explique avec finesse comment le premier plan du film désamorce le titre imposé par le producteur : I Walked with a Zombie. Alors que le spectateur s’attend a priori à participer à une expérience teintée d’horreur et d’effroi comme dans les productions de la Universal où la monstruosité est spectaculaire, l’œuvre de Tourneur, produite par la RKO, s’éloigne d’emblée de toute atmosphère gothique et prend le contre-pied du film d’épouvante en s’ouvrant sur une paisible promenade au bord de la mer, sur une plage où règne «une douce harmonie entre le jour et la nuit, entre le ciel, la terre et la mer, entre la vie et la mort, entre la nature et le surnaturel» (p.16). Loin de tout sensationnalisme colonial, Tourneur entend manifester un respect quasi documentaire des rites vaudou, en laissant le mystère scintiller à perte de vue.

C’est pourquoi Vaudou, selon Marcos Uzal, se présente comme l’incarnation d’une «poétique de la déception» (p.17). A l’image du plan d’ouverture, tout le film est régi par un principe «déceptif» qui n’accorde au récit aucune résolution et qui consiste à sans cesse perturber la trame narrative. Cette esthétique «déceptive» émerge avec l’étude de la divergence des points de vue relatifs à l’île de San Sebastian. Et cet émiettement des regards contradictoires, qui met en crise les apparences, renvoie à «la clef la plus connue» du cinéma de Tourneur : «le monde ne se réduit pas à ce que nous voyons, le visible n’est qu’une surface» (p.20). De plus, comme le cinéma repose sur la re-présentation du visible, le film constitue à la fois une remise en cause de la visibilité et une mise à nu des conventions du spectacle hollywoodien. La singularité de l’œuvre de Tourneur réside dans sa «conscience de l’ambiguïté du visible» et sa dramaturgie se fonde moins sur le conflit que sur une discordance de points de vue que rien ne permet jamais de départager et qui «finissent par se rejoindre dans la complexité des rapports humains et dans le mystère du monde» (p.23). En ce sens, l’équivocité irréductible propre au fantastique qui imprègne Vaudou ruine toute idéologie de l’efficacité : le doute et l’ambiguïté ne nourrissent pas le suspense mais deviennent l’évidence même. L’abandon en chemin des amorces dramatiques pousse le récit à se déliter dans une «floculation poétique» (Sylvie Pierre, citée p.25) issue de renoncements, d’épuisements, de parcours sans conséquences, et rythmée par des variations et des rimes visuelles, sonores et gestuelles.

Toutefois, Marcos Uzal ne considère pas le récit étoilé du film comme un simple prétexte. Il rattache le délitement narratif au «ressassement mélancolique autour d’un acte sans cesse reporté» (p.27). Tout le film s’organise autour du mal mystérieux de Jessica : est-elle vivante ? Est-elle morte (assassinée) ? Est-elle un zombie ? Tous les autres personnages semblent désirer sa mort, mais le crime demeure inachevé parce qu’il est refoulé. Construit sur une béance qui suspend le sens du récit, le film, en se déroulant comme un rêve à interpréter indéfiniment, ne délivre peut-être qu’un seul message : «la mort est bonne» (Val Lewton, cité p.34).

L’analyse se poursuit avec la considération du traitement de l’espace. Marcos Uzal met au jour la double polarité de la topographie de l’île : la délimitation précise des frontières, symbolisée par la carte du bureau de Paul, et l’absence de toutes limites d’un lieu indécis où se confondent la réalité et le rêve, le jour et la nuit, la vie et la mort, comme le suggère le tableau d’Arnold Böcklin, L’Ile des morts. Il montre comment l’espace très découpé de Ford Holland non seulement s’ouvre peu à peu au contact du monde magique des indigènes, mais finit par se confondre avec le houmfort : le montage parallèle de la fin du film crée une jonction entre les deux lieux et la connexion des univers visibles et invisibles, grâce au rite vaudou, abolit les frontières au point que «tout devient passage» (p.44). Cette question essentielle des limites invite le critique à s’intéresser à «la trajectoire des corps» (p.46), l’évolution des personnages étant intimement liée à leur inscription dans l’espace. Le rôle fondamental de la marche est souligné : les déambulations ne servent pas à assurer la continuité du récit, mais valent pour elles-mêmes, les gestes et les déplacements des personnages incarnant pleinement leur subjectivité.

Marcos Uzal s’attache ensuite à rendre compte de la temporalité fictionnelle du film : il dévoile un «entrelacs de temps que les parcours des personnages et l’ouverture de l’espace dénoueront progressivement» (p.54). L’évolution temporelle ne s’articule pas à la résolution du récit mais se rattache plutôt au «passage de la cristallisation mélancolique au temps suspendu de la pure perception» (p.57) : image-cristal par excellence, le plan d’ouverture confond de façon indiscernable réel et imaginaire, passé et présent dans un ressassement d’événements que les personnages sont condamnés à revivre ; avec l’ouverture de l’espace, le récit bascule vers de «purs instants de poésie» (Ibid.) qui abolissent les trois extases du temps (passé, présent, futur), comme le figure le montage parallèle de la fin où «toutes les actions, de Fort Holland au houmfort, semblent se dérouler au même moment, et être les échos les unes des autres» (p.59).

La partie suivante, intitulée «Scintillements et apparitions», est certainement la plus remarquable de l’ouvrage. Elle aborde de manière passionnante la question de l’invisible dans le cinéma de Tourneur. Ce dernier, en apparaissant généralement comme un cinéaste de l’évocation plutôt que de la manifestation, indiquerait la révélation de puissances mystérieuses et invisibles par le truchement du hors-champ. Or, selon Marcos Uzal, le génie du réalisateur franco-américain consiste, plus profondément, à «filmer l’invisible, mais justement : filmer l’invisible, c’est vouloir l’inscrire dans l’image» (p.60). Ainsi, notamment dans Vaudou, l’invisible se lit à même la toile de l’écran, et l’image animée renferme ce qui échappe à nos regards. Epousant le processus magique du rite vaudou par lequel «le visible est la manifestation de l’invisible» (Eliphas Lévi, cité p.61), la mise en scène scrute ce qui, au cœur même du visible, indique la présence d’un invisible. La dialectique du voilement et du dévoilement informe l’esthétique du film à partir d’une utilisation singulière de la lumière qui provoque des scintillements et des apparitions – autant d’instants de passage dans le visible de présences pourtant invisibles. Le critique révèle avec brio, et à l’encontre d’une vulgate fort répandue, que «dans Vaudou tout est montré, du moins tout ce qui peut l’être» (p.71). Et c’est précisément cette contamination inexorable du visible par l’invisible qui caractérise le fantastique de Tourneur et qui suscite l’effroi : plus nous voyons et moins nous comprenons, l’in-visible, pourtant à portée de vue, demeure irréductible à tout sens, et l’horreur douce et familière nous renvoie à l’énigme de toute présence humaine. C’est pourquoi, si I Walked with a Zombie peut être considéré comme un «film vaudou» (p.75), c’est moins en raison de son contenu ethnographique que de sa dimension formelle, de sa poétique. En faisant apparaître l’invisible dans le visible, Tourneur fait office de sorcier et son œuvre, fondée sur une conception mi-somnambulique mi-hypnotique de la mise en scène, constitue la transposition cinématographique de l’expérience initiatique du rite vaudou.

Aussi élégamment écrit que magnifiquement illustré, l’essai de Marcos Uzal vient enrichir d’une troisième étude une jeune et belle collection ("Côté films", chez les éditions Yellow Now) qui tient toutes ses promesses. Exercice d’admiration éclairé, ce volume s’offre non seulement comme une invitation à voir et à revoir autrement les films de Jacques Tourneur, mais encore comme un appel à une conversion du regard enfin attentif au mystère de la vie quotidienne.


Sylvain Roux
( Mis en ligne le 10/07/2006 )
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