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| Hervé Aubron Mulholland Drive de David Lynch Yellow Now - Côté Films 2006 / 12.50 € - 81.88 ffr. / 126 pages ISBN : 2-87340-206-7 FORMAT : 12,0cm x 17,0cm
L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez LHarmattan, de La Quête de laltérité dans luvre cinématographique dIngmar Bergman Le cinéma entre immanence et transcendance (2001). Imprimer
Exceptionnels sont les films qui, comme Mulholland Drive (2001), exercent une fascination aussi troublante et durable sur le spectateur. Les visions multiples de luvre de David Lynch accroissent lopacité de son mystère et prolongent lexpérience sensorielle déroutante par une intense activité interprétative. Et de fait, ce long métrage a provoqué (et continue de nourrir), dans les cercles cinéphiles et bien au-delà, une production boulimique danalyses et de commentaires, voire dexégèses ésotériques en particulier sur les forums Internet , cherchant à révéler le sens caché du film labyrinthique. Un tel enthousiasme indique combien Mulholland Drive ne peut laisser personne indifférent et, assurément, souligne linsondable richesse dune création qui brouille la frontière entre le cinéma commercial et le cinéma dauteur. Mais cette fièvre herméneutique a aussi tendance à réduire les abîmes lynchéens à de simples rébus, à masquer lexigence dune uvre singulière pour en faire le prétexte à la quête ludique et indéfinie du fin mot de laffaire Mulholland. Dès lors, on peut se demander si lapproche du film la plus pertinente ne consiste pas à dépasser notre désir irrépressible de casser, à tout prix, le code de la boîte bleue.
Louvrage remarquable de Hervé Aubron, Mulholland Drive de David Lynch, a précisément le mérite de proposer une étude qui, au lieu dajouter un nouveau discours secondaire obsédé par le dévoilement du code secret de la structure narrative de luvre, cherche plutôt à cerner le principe vers lequel toutes ces interprétations convergent. Libérée dune démarche uniquement «cluédesque», lanalyse peut alors rendre justice à une création complexe dont les enjeux esthétiques, politiques et même métaphysiques éclairent notre monde dune sombre lumière. Louvrage est structuré à partir des personnages qui donnent leur nom aux titres des différentes sections.
«La Femme aux cheveux bleus La Mère Cinéphilie» constitue une introduction qui place au cur du cinéma de Lynch la question de la cinéphilie, non pas comme pratique, mais comme rapport au monde. Lauteur montre comment le cinéaste prend progressivement acte du passage, vers la fin des années 1970, de la cinéphilie qui refoulait sa propre mort dans la mort-du-cinéma, à la néocinéphilie qui accomplit le drame cinéphilique de la spécialisation et de la séparation. La filmographie lynchéenne explore précisément les différents visages de lêtre-au-monde du spectateur de cinéma, qui prennent forme entre la figure de larchéocinéphile souverainiste (défenseur de lidée-du-cinéma qui exalte les autorités passées et qui a la passion des frontières) et celle du néocinéphile ultralibéral (adepte de lalliance entre la globalisation et la spécialisation qui sabandonne au flux de marchandise et au mouvement perpétuel). Hervé Aubron propose ainsi un parcours dense et original de luvre de Lynch. Et si lon admet que la Femme aux cheveux bleus est la Mère Cinéphilie, force est de reconnaître quen prononçant son «Silencio», à la fin de Mulholland Drive, elle triomphe à nouveau en intimant deux ordres contradictoires : mettez fin à tout discours et en même temps commentez indéfiniment luvre.
En rappelant que le nud de laffaire Mulholland réside à lévidence dans le revirement affectant lidentité des personnages, la deuxième partie de lessai «Betty / Diane - Interméneutes et démon de linterprétation» , est consacrée au classement en trois catégories des innombrables analyses produites par lhypercinéphilie de la toile virtuelle. On peut distinguer : lhypothèse pirandellienne faisant du film un Rubiks Cube, une boîte qui reconfigure corps et rôles ; lhypothèse dordre mental ou neurologique expliquant le long métrage par la folie ou par le rêve ; enfin, lhypothèse spirite ou ésotérique centrée sur les thèmes de lapparition spectrale, de la possession et de la réincarnation. Si lauteur reconnaît la finesse de ces interprétations, il nous invite à dépasser ce jeu, certes sophistiqué mais en définitive assez vain, qui assimile trop souvent Lynch à un «surréaliste vieillot» (p.25).
La section suivante «Louise Bonner - La métempsychose perpétuelle» est aussi passionnante quessentielle parce quelle présente la thèse fondamentale du livre. Selon lessayiste, le phénomène qui traverse le film est celui de la métempsychose : des corps changent sans cesse dâme ; plusieurs âmes sincarnent dans un corps. Luvre déploie un «tissu dâmes» (p.28) qui semble sactualiser en un seul motif, mais qui très vite mue et seffiloche. Alors que Lost Highway pose la question : quest-ce quun corps sans âme ?, Mulholland Drive se demande : quest-ce quune âme sans corps ? Les aventures de Rita et Betty sont les trajectoires dâmes perdues, dâmes qui ignorent quelles nont pas de corps, des réminiscences sans ancrage. Dans cette perspective, Hervé Aubron fait un détour très stimulant par le matérialisme de Lucrèce pour affirmer lidentité entre âme désincorporée et image. Ce que Louise Bonner, la voisine en forme de chaperon noir, est la seule à savoir, cest que les visages de Rita et Betty ne sont que des âmes-images. Et la mise en évidence de ce principe structurel de la réincarnation indéfinie ouvre la voie à des dimensions du sens ignorées jusqualors.
La partie intitulée «Le Cadavre et la Femme du # 12 - De la vie des images» approfondit cette problématique en insistant sur le dilemme insurmontable que doit affronter toute âme perdue. En effet, le désir de lâme est de trouver lépaisseur dun corps, mais cette incarnation sapparente à la rencontre dun poids mort. Mulholland Drive «bourgeonne sur la dépouille du lit» (p.41). Betty et Rita sont comme des papillons qui finissent par se heurter au Cadavre. Dans le premier volet du film, elles semblent exonérées de l'«esclavage de la matière» (p.42) et ne sont que des «rêves de corps» (p.43), autrement dit des images. Lauteur montre de façon très convaincante comment elles aspirent à sincarner au point que le récit finit par se déchirer. Mais cet irrépressible appel de la chair renvoie-t-il à une forme de puritanisme bouddhiste qui rejouerait le combat de lâme contre la bête ? En aucune façon : la transmigration qui suit lamour consommé entre Ritta et Betty nest pas présentée comme un châtiment. Lynch met plutôt en scène linsoluble alternative entre les amours dématérialisées des anges et les douleurs dune intense jouissance incarnée. Il souligne que lalliance rêvée de lévanescence et de la pesanteur ne dure jamais longtemps.
La section suivante, «Dan et Herb - Le graillon du virtuel», précise que la pensée lynchéenne est aussi éloignée de la thématique du simulacre que du vertige «virtualiste». Parler du «virtuel», cest rester prisonnier du paradigme idéologique qui reconduit lancien régime de la représentation, cest ne pas comprendre que la production de masse et en série des images en fait une matière. La surproduction imagière constitue désormais «une part écrasante et tangible» (p.47) de notre monde. Mulholland Drive dévoile lidéologie virtualiste, qui nest quune déclinaison de la pensée libérale : elle repose sur le paradoxe de la démultiplication et de loccultation de la matière excrémentielle. Tout en haïssant les déchets, le libéralisme ne cesse den produire à mesure quil les refoule. Lhomme ultralibéral serait en fait un nouveau gnostique ! Face à ce paradigme, le cinéaste propose une «écologie imagière» (p.49) qui sappuie sur lidée que la production dimages participe de la catastrophe matérielle. Il ne sagit plus de réfléchir autour du «virtuel», mais de «se risquer à buter en boucle sur la chair souffrante du visible, poids mort et dernier recours à la fois» (p.50). Lordure nest jamais loin, même à Hollywood.
Dans «Coco et le Clochard du Winkies - Pitié pour la Merde !», le critique expose la radicalité de la position de Lynch quant à la dialectique du propre et du sale. Jusquà Twin Peaks, Fire Walk With Me (1992), la matière merdique, magma originel, pouvait encore être intégrée et digérée par limage artistique, préservée de tout rapport avec la pourriture excrémentielle. A partir de ce film, et surtout dans Mulholland Drive, lordure est sécrétée «par les images mêmes» (p.66) : la Merde nest pas antérieure à la sublimation artistique, mais manufacturée par lindustrie imagière. A la suite dArtaud et de Bacon, Lynch propose de remédier au drame de la séparation et de la spécialisation, quimpose lhorreur davoir des organes, par le surgissement dun «corps sans organes» (p.67), à limage du Clochard, pour qui la Merde ne serait plus «un déchet mais un baume» (p.68). «Pitié pour la Merde !» : tel serait le fin mot du film.
Dans la partie intitulée «Adam et le Cow-boy - Fini de rire», Hervé Aubron attire notre attention sur le danger que courent tous ceux qui, comme le réalisateur Adam, prennent à la légère les clichés. Les âmes-images simpriment dans la matière et finissent par se figer en stéréotypes. Le film est la manifestation de la gravité des clichés : ces derniers «sont nos organes et nous sommes leurs corps» (p.70). Stéréotype par excellence, le cow-boy nous apprend que, loin de contrôler les clichés, nous sommes mus par eux. Il ne faut jamais sous-estimer la pacotille qui est souvent le costume de Satan.
La section suivante, «Irène et son compagnon - Extase du flashage», explore en profondeur le flux de la métempsychose qui affecte Mulholland Drive. Les «scènes-boîtes» (p.76), véritables tableaux circonscrits à lintérieur des films, qui caractérisaient le cinéma de Lynch, font désormais place à deux autres procédés : lusage oscillatoire du Steadicam et la surimpression. Ce renouvellement technique renvoie au phénomène du flashage. Ce dernier est lindication quune métempsychose a eu lieu : la rencontre dun corps et dune âme sapparente à une électrocution, lincarnation désigne limpression dun cliché sur un corps. Inversement, le départ dune âme prend lapparence dun court-circuit, la désincorporation revient à un «disjoncteur qui saute» (p.78). Ces considérations saccompagnent dun rapprochement très suggestif entre le Mulholland Drive et le magnifique Persona (1966) de Bergman.
Dans «Rita / Camilla - La fosse des citations», Hervé Aubron met en lumière les citations hollywoodiennes les plus explicites qui transparaissent dans le film-avenue de Lynch : Gilda (1946) de King Vidor, Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder, Kiss Me Deadly (1955) de Robert Aldrich et Vertigo (1958) de Hitchcock. Tous ces films ont en commun de renfermer «un cadavre dans le placard» (p.92). Après un chapitre consacré à la vision lynchéenne de Hollywood et de Los Angeles qui apparaît comme une jungle où se confondent nature désertique et urbanisation outrancière, lessai se clôt sur linterprétation de la séquence du Silencio. Le discours du Magicien semble relever dune variation sur le virtuel : «Tout ceci nest quun enregistrement ! Cest une illusion !». En réalité, il affirme que «le play-back est le principe fondamental des images-femmes, et de nos existences» (p.115). Cest moins une figure illusoire que le monde lui-même. Et comme Rita et Betty qui se dissolvent dans le miroitement des âmes enregistrées qui défilent sur la scène, les spectateurs que nous sommes, en sabandonnant à des âmes-images quils incorporent, vivent lexpérience de la métempsychose : sincère ou simulateur, «on devient le play-back de sa propre personne» (p.116). En définitive, Mulholland Drive pose la question enfantine et première du cinéma : quest-ce qui se passe quand on nest pas là ? Seules les âmes perdues le savent, et cette lucidité a quelque chose dhorrible et dinsoutenable.
A la fois fort bien écrite et superbement illustrée ce en quoi ce nouveau numéro est fidèle à lesprit de la collection «Côté films» des éditions Yellow Now , cette brillante étude apparaît singulière parmi la profusion des commentaires sur luvre de David Lynch. Son hypothèse centrale de la métempsychose perpétuelle se révèle remarquablement pénétrante en ce quelle permet de déployer lextraordinaire richesse dun film qui, au terme du parcours, conserve son fascinant mystère. Dans le même mouvement, Hervé Aubron fait émerger la puissance de dévoilement que renferme le Lynchland : son grand mérite est de nous inviter à (re)voir Mulholland Drive comme la troublante révélation de notre être-au-monde contemporain, moins marqué par la déréalisation du virtuel que par lhyperréalité imagière.
Sylvain Roux ( Mis en ligne le 08/01/2007 ) Imprimer | | |
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