L'actualité du livre Vendredi 29 mars 2024
  
 
     
Le Livre
Essais & documents  ->  
Questions de société et d'actualité
Politique
Biographies
People / Spectacles
Psychologie
Spiritualités
Pédagogie/Education
Poches
Divers

Notre équipe
Littérature
Philosophie
Histoire & Sciences sociales
Beaux arts / Beaux livres
Bande dessinée
Jeunesse
Art de vivre
Poches
Sciences, écologie & Médecine
Rayon gay & lesbien
Pour vous abonner au Bulletin de Parutions.com inscrivez votre E-mail
Rechercher un auteur
A B C D E F G H I
J K L M N O P Q R
S T U V W X Y Z
Essais & documents  ->  People / Spectacles  
 

La musique compte sur toi...
Alain Gerber   Clifford Brown - le roman d’un enfant sage
Fayard - Biographies 2001 /  18.32 € - 120 ffr. / 298 pages
ISBN : 2-213-60928-4
Imprimer

Clifford Brown, malgré des dons peut-être plus évidents, n'a pas atteint auprès du grand public la notoriété d'un Miles Davis. Deux raisons à cela. La première, tragiquement pragmatique : mort à vingt-six ans dans un accident de voiture qui n'était pas le premier, "Brownie" n'aura eu le temps de graver qu'une vingtaine d'heures de musique. La seconde, triviale : ni cocaïnomane, ni bambochard, ni révolté, ni atrabilaire, ni fou, Clifford Brown n'est que musique et ne se laisse pas approcher par la bande. Nulle frasque pour le rendre sympathique, nul mutisme à décrypter, ni rage ni angoisse dans ses chorus. Et s'il se marie plusieurs fois, c'est avec la même femme, sans jamais divorcer!

Du reste, sa vie de jazzman rangé ne se prêtait guère à la biographie. C'est pourtant le pari relevé par Alain Gerber, bien connu des auditeurs de France-Musique, après un Lester Young salué par le prix de l'Académie Charles Cros (Fayard, 2000). Brown ne lui ayant guère laissé les moyens de le peindre sans son instrument, Gerber ne nous montre que le musicien, et donc que la musique. S'il est souvent réduit à hasarder des "j'imagine que" et des "on ignore si", c'est que Brown semble ne s'être livré – avec la modestie que confère l'assurance du génie – que par le tube de sa trompette.

Les musiciens heureux n'ont pas d'histoire… Ce qui autorise Gerber, par manque d'éléments biographiques (surtout avant 1950), aux plus séduisantes suppositions, que son sens de la formule et son humour préservent de l'amateurisme fat. Ainsi, du seul jouet d'enfant de Clifford qui ne fût pas de troisième ou quatrième main : "Sans aucun doute, il est fort utile d'avoir piloté un avion à pédales si l'on veut s'initier aux secrets du swing. Voler à pied, mais comme sur des roulettes. Voler à pied sans se froisser les ailes". On a déjà compris que Brown sera l'anti-Bird.

Pour ces mêmes raisons, plus que la suite de succès et de rencontres qui émailleront sa brève carrière (1950-1956), période sur laquelle les témoignages abondent presque, ce sont les années de formation de Brown, la tentative d'approche de son éthique musicale, qui font le principal intérêt de ce "roman d'un enfant sage". On y découvre un jeune garçon obéissant et lucide, qui fait très vite le partage entre le talent, qu'il consacre à ses études, et la certitude de son instinct, qu'il réserve à la musique – l'instinct, puisque, après avoir lorgné des années sur la trompette paternelle, en s'interdisant de profaner un si bel objet, Brown n'en a sorti ses premiers sons qu'à treize ans. L'instinct encore, lorsque son premier professeur, Robert Lowery, ex-compagnon de Gillespie, croit le mortifier en lui recommandant d'oublier la technique, le solfège, le savoir, pour jouer d'oreille et inventer ses propres solutions. Il y a longtemps que Brown sait cela ; en fait, il ne sait rien d'autre que cela. La théorie, il l'apprendra ensuite, de Harry Andrews, professeur académique, mais à la rigueur duquel il ne cessera de rendre hommage. A ceux de ses camarades qui s'indignent alors qu'il puisse se passionner pour le répertoire classique, Brown répond magnifiquement en injectant fraîcheur, spontanéité et sentiment au très pompier et redoutable Carnaval de Venise, au jour de l'examen final de l'école Howard (pionnière en matière de droits civiques). Rien n'est indigne du génie. Ce pourrait être, déjà, sa devise. Partout où il y a musique, n'importe quelle musique, semble dire Brown, il y a beauté et émerveillement.

Dès lors, que prouver ? Quelle ambition afficher, quand la perfection est à portée de main ? Il faut donc – à la stupéfaction du jeune homme, qui se destine à l'enseignement – que ce génial amateur soit désigné par Lowery pour remplacer au pied levé Benjamin Harris auprès de Gillespie, pour que celui-ci, bluffé par son solo sur I Can’t Get Started, le recommande à Max Roach ("De Chirico faisant le ménage chez le douanier Rousseau"), puis, de fil en aiguille, à Lionel Hampton, et ainsi de suite. Si Brown accepte alors de relever ce défi, c'est que le bon Dieu Gillespie, insurpassable dans ce morceau, le lui a demandé. "Eût-il négligé de le faire, écrit joliment Gerber, peut-être [Brown] serait-il aujourd'hui un prof de maths à la retraite, trichant aux échecs pour perdre contre ses petits-enfants". Car Brown est aussi un champion d'échecs (et de Scrabble !), capable dans sa vie de sacrifier sans peine les pièces inutiles à sa victoire. Non pas ambitieux, mais déterminé : sa place est réservée.

Aucun des challengers qui, avant cette première envolée, débarquaient à l'improviste au domicile familial pour provoquer en duel l'adolescent surdoué, n'a pu le faire douter. Quant à le jalouser… autant se pendre ! Gillespie ne s'y trompe pas : on ne s'oppose pas à un être qui ignore le revers des choses et qu'aucune désillusion ne saurait atteindre. A l'issue du concert fondateur de l'été 1949, "Diz" prend Brown, dix-neuf ans, entre quatre yeux et lui demande : "Qu'est-ce que tu comptes faire, mon petit gars ?" Puis, sans attendre la réponse : "Ça n'a pas d'importance ! La musique, elle, compte faire quelque chose de toi. En fait, elle compte sur toi". Ces mots, Gerber n'a pas eu besoin de les imaginer ; Gillespie lui-même a pu les lui rapporter. Car Gillespie, contrairement à Brown, n'est pas mort, le 26 juin 1956, dans une Buick lancée sur une bretelle d'autoroute détrempée. Ce qui a permis à Gerber de recueillir ses confidences.

Des sept années passées à transformer sans effraction l'histoire du jazz, avec l'évidence d'une révélation, la générosité gratuite d'un astre, la vie de Clifford Brown a croisé (ou infléchi) avec élégance celles de Sonny Rollins, Sarah Vaughan, Dinah Washington, Lionel Hampton, Quincy Jones, Charlie Parker, Miles Davis, Art Blakey et les Jazz Messengers, Nat Adderley, Lee Morgan, et bien d'autres encore. Son influence directe n'est pas mesurable : dans un univers d'explorateurs inquiets, il apparaît comme un messager de simplicité et de perfection, à l'équilibre inné. Un sherpa fait trompettiste, auquel son aisance naturelle à gravir les sommets a épargné les dramatiques efforts, engelures, amputations ou disparitions pures et simples qui remplissent les chroniques de l'himalayisme. Au prix d'un certain anonymat.

Ils sont voltigeurs, il est fildefériste. Ils tentent la mort, lui paraît l'ignorer. Qu'apprendraient-ils de lui qu'ils ne soient incapables de reproduire ? Une seule chose : "Le projet assez extravagant de se surpasser". Il n'est pas absurde de comparer sa trajectoire météorique à celle de Mozart : Brown n'aura répandu autour de lui que la perfection de la joie et la joie de la perfection, laissant aux générations futures la surprise de sa mélancolie, habillée de perfection formelle. Car Brown "rêvait d'un chorus parfaitement composé de phrases parfaites, agençant à la perfection des notes idéales et des silences irréprochables". Est-ce à dire que le hasard, ingrédient fondamental du jazz, n'y avait pas de place ? Peut-être… mais Brown l'imitait à la perfection !

Alain Gerber, qui ne pouvait résister à s'offrir ce calembour, l'écrit drôlement : "Le mouvement, chez Clifford Brown, n'a strictement rien de brownien". Et pourtant, le hard bop se sera enorgueilli du phrasé souverainement éloquent de Brown – sans doute un héritage de son père, maniaque du beau parler et orateur inspiré, capable d'improviser sur n'importe quel sujet en donnant l'illusion de le maîtriser. Puisque la musique nous dépasse, semble dire Clifford à sa suite, feignons d'en être l'organisateur.

Alain Gerber réussit, avec une apparente décontraction, à nous rendre Clifford Brown étonnamment proche et vivant. Il a l'intelligence et le talent de retracer sa route sans ce recul qu'on dit parfois nécessaire, ce qui laisse ce livre à mi-chemin de la biographie et du roman. Merci à lui de nous inviter à redécouvrir Clifford Brown. C'est-à-dire, une nouvelle fois, à l'oublier, pour n'entendre que sa discrète distinction.


Olivier Philipponnat
( Mis en ligne le 08/06/2001 )
Imprimer

A lire également sur parutions.com:
  • Jours de brume sur les hauts plateaux
       de Alain Gerber
  • On dirait qu'on serait...
       de Alain Gerber
  •  
    SOMMAIRE  /  ARCHIVES  /  PLAN DU SITE  /  NOUS ÉCRIRE  

     
      Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2024
    Site réalisé en 2001 par Afiny
     
    livre dvd