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Un marginal sécant conséquent | | | Aldo Naouri Prendre la vie à pleines mains - Entretiens avec Emilie Lanez Odile Jacob La Boétie 2013 / 21.90 € - 143.45 ffr. / 213 pages ISBN : 978-2-7381-2946-8 FORMAT : 14,5 cm × 22,0 cm Imprimer
La sortie dun nouveau livre dAldo Naouri attire généralement lattention des mass media et du grand public. Pédiatre de profession, marqué par la psychanalyse, proche des positions de Françoise Dolto, Aldo Naouri est un auteur connu du grand public pour ses ouvrages principalement consacrés à lenfant et à sa place dans la famille et la société contemporaines. On citera par exemple Éduquer ses enfants : lurgence aujourdhui (Odile Jacob 2008). Un thème dont on niera difficilement la grande actualité. A la demande de son éditeur, il revient dans ce nouveau livre sur son parcours, ses quarante ans de pédiatrie, de recherches nourries de psychanalyse, à lécole freudienne et lacanienne de Ginette Raimbault, mais aussi sa vie personnelle et les liens entre le privé et le public ; il parle donc ici pour la première fois, non pas à la première personne, car il le faisait souvent dans ses ouvrages de pédiatre, mais en première personne, si on peut dire, puisque cest avant tout de lui quil sagit : de lunité, ressaisie et assumée, dune vie menée «à pleines mains».
Bien entendu ce parcours le conduit à parler de toutes sortes de gens, dévénements, de réalités vécues qui furent les rencontres, les jalons et le quotidien de sa vie : toute une époque vue par un sujet, qui nous livre ses expériences et les leçons quil en tira. Biographe de lui-même, Aldo Naouri tient le fil du temps et sur fond dhistoire française et européenne et continuité de son existence personnelle, marque les nuds de sa trajectoire. Cest bien entendu sa vie professionnelle de spécialiste de lenfance et dauteur reconnu qui sera au centre de louvrage, occasion pour lui de revenir sur ses idées principales, mais il est aussi question - et combien ! - de son enfance à lui et de sa jeunesse, de ses études, de sa découverte de la psychanalyse et de bien dautres choses. Loccasion de dire sur maints sujets sa vérité, qui ne sera pas toujours conforme au goût et aux opinions de la majorité. Une sorte de témoignage, libre, et de bilan, provisoire, car la vie continue. Tout cela sous la forme dun entretien, suivant le format de la collection.
Tout commence évidemment par les origines. Et le nom. Ce nom italien et juif pied-noir, qui donne déjà quelques indices sur les débuts de lauteur. Né en Libye, alors colonie italienne, le jeune Aldo fuit avec sa famille lantisémitisme du fascisme de la fin des années trente pour la France des droits de lHomme. Cest-à-dire : lAlgérie française ! Cet exil est une sorte de retour car le grand-père avait quitté cette même Algérie quelques décennies auparavant pour la Libye et sa famille navait jamais oublié son passé algérien et français. France des droits de lHomme, lAlgérie coloniale ? Oui, car on laccueille avec un «Bonjour, vos papiers, sil vous plaît monsieur». Certes une partie des Pieds-Noirs voit ces nouveaux venus comme des Italiens pauvres et peut-être comme des Juifs, bref des parasites étrangers. Mais cette reconnaissance légale de sa dignité, malgré sa judéité, marque le jeune homme et encore aujourdhui la mémoire du médecin parisien. Au point de se sentir dès lors parfaitement français et de minorer peut-être les graves injustices de lAlgérie française
Il nous semble en effet que ce passage du livre montre peu dattention pour cet aspect des choses, insistant davantage sur la tragédie des Pieds Noirs en 62 (fût-ce pour louer la dignité de sa famille dans ces circonstances) et sur la part de violence terroriste du FLN. Oui mais pourquoi le jeune Naouri était-il appelé «monsieur» et voué à devenir citoyen français et électeur en Algérie, si ce nest par la grâce du décret Crémieux de 1870 qui favorisait (et dans quel but ?) les Juifs dAfrique du nord par rapport aux Musulmans, Arabes et Kabyles ? Et en 1937, le timide projet Blum-Viollette suscitait lindignation des Pieds Noirs qui sinquiétaient de vivre au milieu dune majorité dArabes dont même une partie aurait des droits politiques. Arabes souvent victimes de racisme caractérisé, jusque dans le langage. Et faut-il rappeler les événements de la «Libération» en Algérie, le massacre de Sétif en 45 ? Naouri critique volontiers la négation du réel chez nos contemporains et, sopposant résolument à lidéologisation simpliste de lhistoire, dit sa vérité sur lAlgérie de lépoque. Si on peut louer sa franchise et sa saine critique de principe du ''politically correct'', présenter comme il le fait (ou ne le fait pas) la situation dalors donne-t-il une vision réaliste des choses ou exprime-t-il avant tout le vécu quelque peu partisan dun étudiant pied-noir faisant de surcroît ses études entre Besançon et Paris ? De même, est-ce bien le terrorisme du FLN qui explique la violence islamiste du GIA des années 90 en Algérie ? Il nous semble que cela se discute...
Aldo Naouri saisit donc en Algérie française la chance de sa vie : il profite de lécole républicaine, laïque, gratuite, obligatoire pour faire de bonnes études, poussé par une mère qui lui inculque des valeurs simples, autrefois populaires, deffort et de respect du savoir, indissociables cependant de celles de la famille. Lorphelin est élevé dans le respect du père absent, dont il nentendra jamais de mal, au contraire : principe essentiel pour lidentification du jeune garçon à un modèle masculin positif, sur lequel Naouri a souvent insisté (son premier livre intitulé Une place pour le père, paru en 1985, défendait comme lindique le titre limportance du rôle du père et de lautorité masculine dans le couple). De sa mère, il apprend très jeune limportance de la responsabilité individuelle, du devoir et de lentraide. Et de ne pas se vanter davoir accompli ce qui est dû aux siens, car lindividu a des devoirs de reconnaissance envers ses parents et de solidarité familiale avec les siens. Aldo Naouri se garde bien de dire que sa mère a été plus importante que son père ni quelle lui aurait tout appris sur la famille, il a même dû contredire certains malentendus à ce sujet dans les mass media. Non, sa mère nest pas la base unique et suffisante de sa conception de la psychologie enfantine et adolescente ou de sa vision de la famille et du couple ; mais elle a incarné avec solidité et une sorte dévidence vécue des principes traditionnels dont il na pas eu à pâtir, malgré les clichés contemporains sur «la famille et la société autrefois» (cet «enfer», avant mai 68 ?), et dont il a compris et mesuré la sagesse plus tard dans sa pratique de pédiatre et de psychologue, nourri de psychanalyse.
Brillant lycéen, boursier, Naouri découvre alors la métropole et
la neige ! En Français doutre-mer venant pour la première fois sur le sol de la mère-patrie, il récite des vers latins dactions de grâce, sétonne et sémerveille à lamusement de ses voisins ! Il découvre surtout la médecine et la pédiatrie : et très vite, au début de sa carrière, la dimension psychique ou psycho-somatique de bien des troubles de lenfance et limportance de bien conseiller les parents de cette nouvelle société urbaine des années 60 qui souvent manquent de repères et de transmission familiale. Si lintuition et son sens de lobservation le guident au début, il décide dapprofondir ses recherches de pédiatre à laide de la psychanalyse et rencontre dans la mouvance lacanienne Ginette Raimbault qui aura une énorme importance dans son orientation à cette époque, ainsi que Françoise Dolto. Cette orientation de recherche nest cependant pas détachée dune problématique personnelle, car Naouri doit régler un problème psychique profond lié à labsence physique de son père : même si ce dernier nest pas responsable de sa mort, Naouri traîne le sentiment confus, de plus en plus douloureux, dun manque de reconnaissance de son parcours, du fait que ce père na pas été là pour remplir cette mission essentielle à la construction du jeune adulte de le regarder comme un jeune homme achevé, autonome, et de lui dire les paroles de fierté qui investissent ladolescent en adulte respecté comme tel et aimé. Coïncidence ? Cest à 36 ans que Naouri prend conscience des raisons de ce malaise, lâge où son père mourut. Un cap est franchi, grâce à lanalyse. On comprend mieux linsistance de Naouri le pédiatre sur le rôle spécifique mais indispensable du père dans léducation des enfants.
Attentif aux souffrances des enfants de divorcés, Naouri est convaincu que la stabilité du couple hétérosexuel est essentielle à celle des enfants et insiste sur la responsabilité des adultes qui font des enfants envers les enfants quils mettent au monde. Le conseil quil donne aux parents est déviter ladultère et la séparation : le bonheur des enfants se nourrit du bonheur conjugal, qui implique en général lépanouissement sexuel des parents
dans le respect strict du secret de la chambre des parents (dipe, dipe !). Mais la sagesse consiste aussi à laisser lenfant respirer : sil a besoin de sa mère et restera pour toujours marqué par lintimité psycho-physique extrême de ses premières années, au point de rechercher dans lamour adulte des retrouvailles (impossibles stricto sensu) avec sa mère, lenfant doit aussi apprendre la séparation avec elle : le père n'étant, comme on sait, jamais assez la figure de la Loi, autorité souvent naturelle et silencieuse mais obéie qui empêche lenfant de revenir sans cesse dans les jupes de sa mère, mais aussi la mère possessive de laisser se poursuivre indéfiniment la dangereuse relation fusionnelle. Une économie fragile, où la distribution des rôles assure la réussite de léducation et léquilibre psychique de lenfant. La banalisation du divorce lui semble à cet égard désastreuse, moins cependant que le mariage homosexuel et la perspective corrélative de la PMA et de la GPA pour ces couples.
Citant le célèbre historien de la littérature George Steiner, Naouri considère le judaïsme comme «un club dont on ne sort pas». Comme Dolto avait voulu conjuguer psychanalyse freudo-lacanienne et foi chrétienne, Naouri revient souvent sur sa relation dhomme, de médecin et de chercheur au judaïsme. Enfant pieux, létudiant en médecine Naouri avait perdu la foi, mais le judaïsme ne se quitte pas ainsi. Bien que produit de la méritocratie scolaire française, Naouri estime avoir été plus formé par un mode de pensée juif que par la référence classique à la clarté latine
Et il explique ainsi sêtre senti à son aise, chez lui en quelque sorte et trouvé en terrain connu lorsquil participa à un séminaire de pensée juive animé par M.A. Ouaknin. Comme Freud a conjugué judaïté dEurope centrale, familiarité avec la tradition juive et dautre part réinterprétation de mythes grecs, il eût été intéressant den savoir plus sur le rapport que Naouri voit entre judaïsme et psychanalyse dune part (puisquil revendique au sens fort lhéritage éducatif dune mère dont la tradition juive a formé lesprit) ; il eût été intéressant den savoir plus sur aussi sur le sens que Naouri donne à son «retour» dhomme mûr au «judaïsme» dautre part : deux fois avec des guillemets car il cite une formule de M.A. Ouaknin, lui convenant, dit-il, qui semble donner assez brutalement congé à Dieu en tant quobjet de foi. Si on comprend bien quil ne sagit pas dune entrée en religion par peur de la mort et encore moins par sénilité, que signifie pour Naouri limpératif de transmission à ses enfants de la culture juive, références religieuses comprises ? Il semble que le «retour au judaïsme» ne soit pas seulement dû à un besoin de racines et didentité, lié à une histoire à la fois familiale et sociale, qui serait aussi communautaire et culturelle, mais quil y ait aussi pour Naouri lidée dune valeur spirituelle spécifique dont le dépôt serait à transmettre de génération en génération.
Ce sujet mériterait dautant plus clarification que Naouri insiste avec raison sur la grande idée de léducation : son but ultime consiste à libérer le sujet éduqué de la tutelle de son éducateur ; léducateur fait en sorte de ne plus être utile comme tel à son élève ou à son enfant quil a suffisamment formé et préparé à la liberté et à la responsabilité. Liberté informée sur le monde, subjectivité équilibrée en elle-même, ouverture aux autres mais dans le «respect» des «personnes», avec ce que cela implique de regard, dégards, de distance parfois. Nest-ce pas cela que Naouri, de façon assez traditionnelle et pas très loin dun Lévinas par exemple, pense trouver dans la tradition juive : un discours éthique et social basé sur des tabous ou des limites, quil convient de valider par lexpérience et la psychanalyse, contre la menace de transgressions dangereuses et porteuses de chaos ? Ce que les Grecs appelaient les catastrophes de lhybris, grand sujet des tragédies, réinterprétées par Freud ! Cest un des messages principaux de Naouri en effet que lépoque moderne avec ses mutations rapides et sa fascination pour le «progrès» (nos idoles ?), risque de se laisser impressionner par linfini des possibles et doublier les lois du réel et de nier les structures psychiques qui sont à la base aujourdhui comme hier, depuis lorigine, de la condition humaine. Sans les normes : pas de vraie liberté. Difficile liberté : lexistence nous oblige à des décisions, qui engagent, et quon doit assumer, sans céder aux tentations de facilité, dévitement et dirresponsabilité, ou de déresponsabilisation, qui provoquent les durs retours du réel.
Les rappels de Naouri à ce sujet lui valent, malgré le sourire quil arbore derrière ses lunettes, la réputation dun conservateur rabat-joie, darrière-garde, ce quil semble prendre avec tranquillité dâme et presque coquetterie en se rangeant dans le camp des sages longtemps incompris, critiques du totalitarisme et des idéologies : Aron, Camus. Car cest limage de soi que cultive ici lauteur : celle dun pédiatre psychologue qui a délivré son message de vérité aux familles et à la société, en résistant aux mauvaises modes : spontanéisme, fusion duale ou collective, ludisme, tout-médicamenteux, déterminisme tout-génétique, etc. La psychanalyse ayant cessé dêtre la mode quelle fut, il faut bien quun de ses partisans la défende. Et Naouri le fait avec une assurance tranquille et parfois avec vigueur, y voyant une école de liberté
Un jour, son amie lanthropologue Françoise Héritier trouva une catégorie psycho-sociologique pour le définir : un «marginal sécant». Cette notion du sociologue Renaud Sainsaulieu désignait un esprit indépendant passionné de connaissance mais rétif à la discipline aride de lhyper-spécialisation et adepte dune recherche libre prenant son bien là où elle le trouve, esprit quon nomme aujourdhui «pluridisciplinaire». Voir clair, dit-il souvent en essuyant compulsivement ses lunettes (et parfois celles des autres, quand ce ne sont pas les fenêtres). Cette forme desprit a été aussi une façon de prendre la vie à pleine mains.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 09/07/2013 ) Imprimer
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