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''Notre devise pourrait être : Ne nous laissons pas ensorceler!''
Ludwig Wittgenstein   Fiches
Gallimard - Bibliothèque de philosophie 2008 /  22 € - 144.1 ffr. / 167 pages
ISBN : 978-2-07-075853-1
FORMAT : 14cm x 22,5cm

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.
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Ces Fiches illustrent encore la lenteur proverbiale de la traduction et de l’édition en France des grands textes de la philosophie et des sciences humaines étrangères. Découverts peu après la mort du philosophe (en 1951) par les disciples responsables de ses papiers (Anscombe et Wright), ces «Zettel» rédigés entre 1929 et 1948 (la majorité depuis 1945) et dactylographiés en allemand furent classés et traduits par P. Geach et édités en Grande-Bretagne pour la première fois en 1967, puis republiés en 1981. Cette édition scientifique assez rapide du contenu d’une boîte à fiches est le signe de l’importance de la pensée de Wittgenstein dans la philosophie analytique outre-Manche : on ne peut en effet voir dans cette collection de notes la pièce centrale de l’œuvre. Les spécialistes distinguent, au sein des deux périodes (le premier et le second Wittgenstein), le célèbre Tractatus logico-philosophicus, seul texte publié par le philosophe de son vivant (il fut validé comme PhD à son arrivée à Cambridge, grâce au soutien admiratif des maîtres en exercice Bertrand Russell et George Moore), et les Recherches philosophiques, ouvrage posthume, l’expression la plus achevée de la seconde manière, si l’on peut dire d’une pensée en mouvement de forme aphoristique et de style quelque peu elliptique. A côté de ces deux opera magna, De la certitude et les fameux Livre bleu et Livre brun, dont débattent nos wittgensteiniens depuis des lustres, cahiers de notes désormais traduits, auxquels les spécialistes français consacraient leurs séminaires quand ils n’étaient connus que sous les noms mystérieux de Blue Book et Brown Book… Rappelons d’ailleurs que les milliers de pages noircies par L. Wittgenstein (le plus grand philosophe britannique du 20ème siècle avec B. Russell) ont été écrits dans la langue maternelle d’un exilé autrichien. D’où la traduction de ces Fiches «de l’allemand» par J.-P. Cometti et E. Rigal.

Par leurs dates de composition, les Fiches appartiennent au «second Wittgenstein» chronologiquement et intellectuellement. Matériellement, elles témoignent de la méthode de travail et de composition de ses livres : il s’agit de matériaux destinés à un ouvrage futur que le philosophe n’eut pas le temps de composer. Un cas analogue aux Pensées de Pascal. Il est vrai aussi que Wittgenstein aimait l’aphorisme à la Schopenhauer ou à la Nietzsche, genre pratiqué dans sa Vienne natale par le grand contemporain Karl Kraus. Les fiches témoignent aussi du style de pensée que pratique leur auteur à partir de la fin des années vingt, dans un mélange d’approfondissement et de rupture avec le Tractatus. Refusant la lecture que font le Cercle de Vienne et les premiers positivistes logiques (R. Carnap, M. Schlick, H. Reichenbach) de cette œuvre originale, Wittgenstein est conduit à s’interroger sur les problèmes posés par ce court traité à la clarté obscure et à la concision énigmatique qui fit tant pour sa renommée : là où le positivisme logique voyait dans les limites du langage «purifié» par la catharsis de l’analyse logique les frontières de la pensée sérieuse (par opposition avec le verbiage de la «métaphysique» et les images de la poésie relevant purement de l’affect), dans un optimisme scientiste et progressiste, Wittgenstein reste habité par le sens positif du silence plein, plus sensible au surplus de sens vécu qui demeure en-deçà du langage objectif (dans le purement subjectif !) : l’importance existentielle du «mystique» ne se laisse pas dire dans le cadre de la logique alors que cette dernière tend à l'expulser de la vie comme non-sens pur et simple (ce qui est véritablement le plus important n’a pas de «sens» pour le langage rigoureux des descriptions empiriques et des sciences).

On sait justement l’importance de l’art et de l’esthétique pour Wittgenstein  (musicien lui-même et passionné d’architecture), du religieux et de l’éthique (ses «fugues» dans la solitude contemplative d’un monastère ou d’une cabane norvégienne en témoignent) : des thèmes largement absents du positivisme logique. Si Wittgenstein partage avec le Cercle de Vienne et les logiciens (mais aussi avec Bergson et Heidegger) la volonté de débusquer les «faux problèmes» qui nourrissent les pathologies intellectuelles de la tradition philosophique, il sait que cette mission cathartique de la philosophie est sans cesse à refaire, parce que l’esprit, dans sa course historique, ne cesse d’inventer de nouveaux pièges dans le langage, comme l’avait déjà dit le Cratyle de Platon.

Les notes, numérotées mais pas classées par thèmes, traitent de toutes sortes de sujets, qui sont indexés en fin de volume. La cohérence chez Wittgenstein émerge progressivement de la lecture, du rapprochement de notes apparemment sans lien, qui tournent autour de la question pour la cerner. Ces notes en fait relèvent toutes de la philosophie du langage (de son analyse «grammaticale» et conceptuelle) et de ce qu’on appelle parfois «philosophie de la psychologie», à entendre comme examen du fonctionnement de la pensée ; les articulant, Wittgenstein dissout peu à peu par escarmouches successives les entités fictives réifiées de la métaphysique et pointe les apories de la gnoséologie traditionnelle (la coupure sujet-objet, le mythe abstrait de l’intériorité et le «mentalisme» - grave erreur - qui fait de l’esprit un fantôme dans la boîte du corps et en particulier de la tête, mais surtout coupe par un «internalisme» idéaliste l’esprit du corps et du monde), il dialogue, sans érudition ni problématisation historique explicite, avec la tradition occidentale moderne en général (disons depuis Descartes) et soumet les constructions métaphysiques et théories hasardeuses au rasoir d’Ockham, annulant au passage, en pragmatique, des siècles de débats d’école, libérant ainsi par ce déblaiement un espace pour une pensée sans sujet transcendantal anhistorique ni facteur unique ou source transcendante du réel ; on retrouvera ici le thème constant des «jeux de langage», dispositifs d’usages sémantiques adossés à des «formes de vie» factuelles imprévisibles (formule absente de l’index). Bien qu’il ne cite presque jamais les auteurs canoniques (il avait surtout lu Schopenhauer), on note quelques interlocuteurs privilégiés, qui lui paraissent encore d’une actualité vivante et topiques : notamment Platon, Augustin, William James, Cantor, Russell ou son jeune collègue Frank Ramsey.

La présentation et les notes des traducteurs, pas plus que la préface des éditeurs britanniques reprise, ne définissent une interprétation unique de ces notes. Les ouvrages respectifs des uns et des autres témoignent d’ailleurs de divergences d’interprétation (J.P. Cometti est proche de J. Bouveresse, et fait comme lui de Wittgenstein le héros d’une rationalité viennoise et britannique, auto-critique, quelque peu ironique, empiriste et logique, et d’une thérapeutique salutaire face aux modes structuraliste, déconstructionniste ou herméneutique avec leurs idoles métaphysiques respectives, tandis qu’E. Rigal, ainsi que R.Rorty et G. Granel, voit des liens entre les seconds Wittgenstein et Heidegger et, par-delà des différences, une convergence secrète : tentative de dépassement de la métaphysique essentialiste et subjectiviste, critique phénoménologique originale des a priori sédimentés ou encore insistance sur le langage et la langue dans une approche historique de la pensée philosophique). On pourrait aussi mentionner l’école catholique anglaise, qui derrière A. Kenny, P. Geach et E. Anscombe, revient à l’étude de Thomas d’Aquin en passant par Wittgenstein (qui lui en a fait, involontairement, sentir les potentialités insoupçonnées), comme Maritain était passé par Bergson à la génération précédente. Lire à ce sujet R. Pouivet. Il y a donc des lectures de Wittgenstein. On renvoie à ce sujet à la riche littérature de commentaires (les plus fondateurs et canoniques étant encore en anglais).


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 07/04/2009 )
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