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L'Etat face aux intégrismes
Jürgen Habermas   Entre naturalisme et religion - Les défis de la démocratie
Gallimard - NRF Essais 2008 /  22.50 € - 147.38 ffr. / 378 pages
ISBN : 978-2-07-077970-3
FORMAT : 14cm x 20,5cm

Traduction de Christian Bouchindhomme et Alexandre Dupeyrix

L'auteur du compte rendu : Diplômé en politiques publiques de la Woodrow Wilson School de Princeton (États-Unis),
Timothy Carlson est rédacteur en chef de No Innocent Bystanders (The NIB - www.thenib.eu), une revue mensuelle électronique en anglais sur les idées en France et Europe. Il est également directeur d'un programme d'études pour étudiants étrangers.

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Voici un livre riche en arguments en faveur du retour d'une raison non-dogmatique qui puisse explorer comment un État de droit démocratique pourrait survivre au déferlement des intégrismes de toutes sortes, y compris celui du laïcisme. A la fin de cette démonstration détaillée, Jürgen Habermas propose un essai sur la gouvernance mondiale ("Une constitution politique pour notre société mondiale pluraliste") moins concluant et peut-être mieux adapté à une traitement à part (quoique lié à certaines des conclusions qui le précèdent).

Il était une fois l'Homme, qui pensait se libérer du carcan de la religion en mettant à mort les dieux. Sur le plan politique, c'est une source de tyrannie en moins, et sur le plan philosophique, l'Homme est désormais libre de produire des connaissances à l'usine de l'empirisme au lieu de scruter le ciel en quête d'une sagesse qui se fait désirer. Mais tout Eden a sa pomme et toute pomme, son vers..

D'une part, de larges pans de l'humanité, y compris dans les sociétés dites modernes, vivent la suppression de la foi comme une excision plutôt qu'une libération. De ce fait, l'utopie séculière paraît de plus en plus comme un orientalisme : nous respectons certes les différentes visions du monde... mais surtout dans leur capacité à rejoindre nos conclusions. D'autre part, le naturalisme philosophique, c'est-à-dire l'exploration du monde uniquement sur la base de ce qui est observable et attribuable à une cause, déçoit pour tout ce qu'il n'explique pas, en premier lieu le sujet humain lui-même.

Jürgen Habermas est un moderne. Il accepte (même si l'on a parfois l'impression qu'il ne l'embrasse pas) ce qu'il appelle la "post-métaphysique" : la reconnaissance que la modernité et son approche formée par la science ne sont pas à même de combler les espaces antérieurement occupés par la philosophie y compris ses racines historiques dans la religion. Habermas est de ces gens qui ne peuvent pas nier le bien-fondé de la philosophie libérale en même temps qu'ils restent dubitatifs sur les prétentions les plus poussées du programme libéral à atteindre la Vérité. Comment être démocrate et défenseur des droits de l'Homme sans tomber dans un universalisme excessif ? Version très actuelle (et au cœur de cet ouvrage) de la question : comment être laïc tout en respectant le droit à croire ainsi que le droit de fonder ses idées sur l'éthique ou la société sur ses croyances ? Comment éviter toute dérive laïciste ou anticléricale ?

Dans ses premières tentatives à démêler le naturalisme et le libéralisme, la position de Habermas ne devient claire que progressivement. Au fil de la première cinquantaine de pages, surgit d'abord Habermas lecteur de Rawls, libéral, moderne ; on finit en compagnie d'un Habermas humaniste, qui ne voit pas l'autonomie de l'individu comme le nec plus ultra de la modernité ni comme seule explication des choses humaines.

Pour éviter le dualisme kantien d'un Homme libre dans la sphère de l'intelligence mais déterminé en tant qu'être de nature, Habermas prône un "naturalisme faible, non scientiste, selon lequel n'est... 'réel' que ce qui peut être présenté dans des énoncés vrais, étant entendu que la réalité ne s'épuise pas dans l'ensemble des énoncés... des sciences expérimentales..." (nous soulignons ici). Quant au réductionnisme biologique qui marque notre ère, Habermas trouve qu'il est aussi dogmatique que l'idéalisme qui voit l'esprit à l'œuvre dans tous les processus naturels. Dans sa recherche, parfois torturée, pour un monisme capable d'expliquer les choses que le matérialisme seul ne peut pas expliquer, Habermas est évidemment tiraillé, ayant le plus souvent recours à un regard naturaliste sur l'esprit plutôt que l'inverse. En même temps, il propose l'inter-subjectivité comme source de compréhension du monde qui est, en fin de compte, "bifocal" (nature et raison), et cette dualité-là, épistémologique, est irréductible. (Même si Habermas — ambigu - tente entre parenthèses d'expliquer la connaissance subjective en termes... d'évolution !).

Signe de son malaise, Habermas consacre tout un chapitre à un appel à Adorno, européen propre à contrer le "naturalisme scientiste" anglo-saxon, en faisant la paix entre Kant et Darwin (une spécialité outre-Rhin, selon l'auteur). Adorno rompt l'unité de la nature pour laisser place à une raison humaine et une vraie liberté de la volonté humaine, mais en bon naturaliste "faible", il s'enlise, et Habermas avec lui, dans des arguties pour détecter "une pré-histoire" de la raison dans l'histoire naturelle et accessible aujourd'hui par une "explication psychanalytique de la morale" (Freud comme go-between entre Kant et Darwin ?). Peu importe, on est content quand Habermas arrive, page 141, à pouvoir parler de religion et de politique d'une manière relativement non-complexée, signalée par cette conclusion où l'auteur ne mâche pas ses mots : "L'ontologisation des connaissances issues des sciences naturelles aboutissant à une image d'un monde réduit à des faits "durs" n'est pas de la science, ce n'est que de la mauvaise métaphysique".

La métaphysique était l'espace où la nature et l'histoire formaient un tout. Les sciences empiriques ont fermé cet espace en même temps qu'elles sonnaient le glas d'une synthèse millénaire entre la foi et la raison. Cependant, les grands courants intellectuels continuent à irriguer, bien que souterrainement, nos champs de réflexion, y compris celui du libéralisme, qu'on le veuille ou pas. Au moment où tout un chacun revisite les Lumières, le philosophe allemand vilipende les universels qui font la chasse au "non-identique" et de ce fait sont antinomiques à une société moderne et libérale. Le sécularisme qui cherche à tout prix à nier la grande tradition commune de la philosophie et de la religion ne peut que déboucher sur une vision aride qui n'a pas d'avenir politique dans un monde pluriel.

Élément du décor politique que l'on croyait, à tort, superflu, la religion (c'est à dire la métaphysique, la foi, une épistémologie à plusieurs étages) se faire sentir par son absence, par "une conscience de ce qui manque" (titre ici du premier chapitre sur la religion). Habermas traite avec sérieux les arguments selon lesquels le ciment d'une démocratie libérale est constitué d'éléments normatifs, pré-modernes et pré-libéraux. Toutefois, la montée des intolérances religieuses souligne la nécessité d'un universel de tolérance qui ne doit pas être un universel anticlérical (expression oxymorique), mais plutôt un critère de tolérance élaborée consensuellement et avec... tolérance. Pour ce faire, la réponse du libéralisme classique n'est plus suffisante (voir les critiques du travail de Rawls, y compris par Habermas, dans cet ouvrage) puisque, selon l'auteur, il nous faut une épistémologie, une méthode de vérité, qui serait hybride, à la fois séculière et religieuse. Les remèdes considérant la religion comme irrecevable n'ont plus cours et ceci, semble dire Habermas, est une bonne chose. Une raison pratique et séculière qui saurait filtrer les diverses visions du monde n'admettrait dans l'espace communicationnel que ceux "traduits" en termes non-confessionnels. Habermas soumettrait la position laïque à ce même traitement.

L'auteur ordonne à la conscience laïque (version dure) d'entreprendre un travail d'autocritique, un recommencement presque cartésien, pour se hisser à un niveau de conscience réflexive, "post-séculière", mieux adaptée ainsi à la "pensée post-métaphysique", dont les deux piliers sont, d'une part, une séparation entre foi et savoir qui élimine tout jugement a priori sur les vérités religieuses et, d'autre part, une opposition au scientisme et sa conception limitée de la raison y compris sa non-admission de la pensée religieuse dans la "généalogie" de la raison. Une pensée post-métaphysique, par exemple, renoncerait à tout constat généraliste sur l'être en même temps qu'elle refuserait de réduire la vie et la vie humaine à (et par) une naturalisation de l'esprit. En découvrant de nouvelles épistémologies, l'européen se relie à sa propre (et large) tradition tout en se prêtant davantage à l'instauration d'une tolérance non-dogmatique, une modernité autocritique, et une science qui se verrait plus modestement comme un produit parmi d'autres de la raison.

Dans l'avant-dernier chapitre, qui conclut cette discussion sur "L'égalité de traitement des cultures et les limites du libéralisme postmoderne", Habermas résume ces arguments et les applique à un des grands défis de notre ère : la balkanisation de la civilisation. Sa solution ? Entre l'individualisme (même en version "éthique") et une fraternité républicaine qui tend au communautarisme, Habermas tranche pour "une solidarité civique qui se mobilise dans un respect sans limite de l'égalité universelle". Par cette troisième voie, Habermas refuse le défaitisme (selon lui) de la théorie critique (Adorno, Menke, Derrida), qui déconstruirait la notion de la justice en proclamant l'impossibilité de réconcilier l'égalité avec la liberté, d'où l'importance de dévaluer l'individu. Pour lui, nul besoin de déconstruire l'égalité, car la vie politique et le lien communicationnel entre citoyens se chargent de trouver un symbiose entre la justice et la liberté.

Le test grandeur nature de cette approche se ferait dans une société composée de plusieurs cultures aux croyances mutuellement contradictoires. La réaction primaire, qui est de proclamer les droits culturels afin d'égaliser cultures dominantes et cultures moins dominantes, crée autant de problèmes qu'elle n'en résout, selon l'analyse de Habermas qui y entrevoit des conflits entre l'individu et le groupe, avec un humanisme affaibli et un individu (trop) dévalorisé. L'approche hybride prônée par Habermas évite ces problèmes multi-culturalistes en même temps qu'elle répond à l'argument protectionniste des religions. "Les conditions herméneutiques qui président à la perpétuation des traditions ne peuvent être garanties que par des droits individuels". C'est-à-dire qu'il faut rester ouvert aux autres solutions (pour Habermas, une culture est une jeu de solutions) et la possibilité de ''dissensus''.

En conclusion à ce travail, Habermas s'efforce de démontrer que si les demandes faites aux groupes religieux n'entraînent pas de modifications doctrinales, elles permettent une tolérance entre religions qui profite à tout le monde en même temps qu'elles comprennent des contre-demandes faites aux laïcs. En traçant la route vers un dialogue civique auquel participeraient les groupes religieux, Habermas fait preuve d'une sensibilité appréciable. Mais il est clair qu'il n'est pas tout à fait à l'aise dans l'univers de la foi, de la théologie et de la doctrine. On notera ainsi qu'il passe sous silence les travaux déjà menés entre les différentes religions sur les questions œcuméniques, des résultats qui correspondent exactement à son appel en faveur d'un noyau irréductible et consensuel de valeurs, à cette nuance près que pour l'instant la participation des laïcs à ces discussions fait défaut. De même, on peut reprocher à l'auteur de ne pas accorder suffisamment d'attention aux fondements philosophico-théologiques de la civilisation européenne même dans ses versions modernes et laïques, exagérant ainsi la polarisation de ce champs. L'idée d'évolution des religions est également absente (et leur dévolution aussi comme en témoigne la récente socio-théologie réactionnaire de certains milieux protestants américains), non seulement du fait de pressions extérieures mais aussi par un mouvement propre de réflexion et de recherche de vérité. Or l'idée d'une religion normative et figée est un stéréotype, notamment pour ce qui concerne les grandes religions.

Mais somme toute, Habermas nous fournit une boîte à outils pour repenser et reconstruire l'espace public en vue d'un monde à la fois plus tolérant, plus cosmopolite, mais aussi plus solidaire, et, dans le meilleur sens du terme, plus libéral. Il indique avec précision les failles du dessein libéral sans pour autant abandonner l'individu ; il montre comment refuser l'isolation multi-culturelle et rejette toute approche se réduisant au simple rapport égalité/liberté ; il exige de la pensée qu'elle reconnaisse les excès du naturalisme et du laïcisme. Bref, ce livre est à la hauteur des enjeux politiques de notre époque.


Timothy Carlson
( Mis en ligne le 30/06/2010 )
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