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Philosophie  
 

Ecroulement de la pensée
Jean-François Mattéi   L’Homme dévasté - Essai sur la déconstruction de la culture
Grasset 2015 /  19 € - 124.45 ffr. / 283 pages
ISBN : 978-2-246-85266-7
FORMAT : 13,0 cm × 20,5 cm

Raphaël Enthoven (Préfacier)
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Publié à titre posthume (Jean-François Mattéi est mort en mars 2014), le dernier ouvrage du philosophe né en Algérie en 1941 et devenu professeur à l’université de Nice, clôt donc une vie de réflexion en compagnie de Platon, d’Heidegger ou d’Albert Camus. Sans se cantonner à la pure spéculation philosophique et dans la lignée de certains de ses ouvrages (La Barbarie intérieure, 1999, Le Regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne, 2007, Le Sens de la démesure, 2009), Mattéi livre ici sa réflexion autour des «idéologies de la mort de l’homme» en convoquant Platon et Camus notamment. Précédé d’une longue préface de Raphaël Enthoven, à la fois hommage et intéressante remise en contexte, le propos de Mattéi consiste à montrer comment la philosophie de la déconstruction a remis en cause l’édifice culturel européen qui repose sur la primauté de l’idée dans l’histoire humaine et comment elle a irrigué à la fois le langage, mais aussi le monde et ses représentations, l’art et le corps.

Jean-François Mattéi montre d’abord combien l’humanisme, des Anciens, de la Renaissance, n’a cessé d’être une notion toujours questionnée jusqu’aux transformations apportées par Heidegger au XXe siècle, qui la centre sur l’être, éclairant en retour les étants. Poursuivant son parcours sur la construction de l’homme, il s’appuie sur le philosophe tchèque Jan Patocka, pour démontrer que ce qui permet aux hommes d’habiter un monde sensé est d’élever l’homme à la hauteur d’une idée, de vérité, de justice ou de bien. A cet effet, l’image architecturale permet d’éclairer la philosophie et la méthode du philosophe. Intervient ici le concept fondateur d’architectonique, venu de la philosophie platonicienne, repris par Descartes et élevé par Kant à la hauteur, non plus d’une méthode philosophique, mais comme un art du système. La philosophie devient alors un chemin orienté autour d’une idée et l’idée, «clef de voûte» de la culture européenne en même temps qu’«étoile».

Ces bases étant posées, Mattéi s’attaque alors aux déconstructeurs qui veulent en finir avec les récits fondateurs, littéraires, philosophiques ou religieux, qui imposaient la primauté d’un sens. Remontant à la genèse de la déconstruction, Mattéi la décrit comme étant d’abord une théorie littéraire portée par Maurice Blanchot qui définit l’écriture comme un «jeu insensé et désastreux», conduisant au Neutre qui efface toute différence et annonce la mort du langage et de l’homme.

Reprenant cette critique du langage dont le sens serait absent et dans lequel l’homme serait insaisissable, Gilles Deleuze l’étend à la philosophie et particulièrement au platonisme, proposant une caverne renversée dans laquelle le simulacre, l’idole, serait réhabilitée par-rapport à la copie icône et bien entendu à l’idée. Le sujet du discours n’est désormais plus l’homme, ou bien Dieu, mais une singularité anonyme perdue au milieu des autres. Le simulacre nie l’original et la copie (et donc le langage) et le sens ne se joue plus qu’à la surface des choses. Derrida reprend l’idée en désignant la dissémination comme processus de destruction du discours. La dissémination interdit alors d’établir un cap, un commencement et une fin, elle fait proliférer les idoles et les simulacres et au final, la pensée est décapitée.

Cette déconstruction du langage entraîne, de son fait même, la déconstruction du monde. La société du spectacle, décrite par Debord, fait du monde, un simulacre. Mattéi pose le diagnostic d’une «société humaine vouée au spectacle fictif de sa représentation, non plus à la réalité vivante de sa production». S’appuyant sur l’exemple du film Matrix, assez inattendu chez un philosophe mais caractéristique d’un Mattéi ouvert sur le monde, il présente l’homme dévasté par la technique et soumis aux simulacres. Si le trait principal de la modernité est, comme l’a souligné Baudrillard, le passage du monde de la représentation au monde de la simulation qui précéderait la réalité, alors, les signes du réel se substituent au réel. L’image simulée devient alors son propre simulacre, sans rapport avec une réalité profonde.

C’est l’effet de certaines réalités virtuelles, comme l’univers numérique virtuel de Second Life, simulées par les ordinateurs, qui entraînent le changement des comportements des utilisateurs et des structures logiques de la pensée. Pour sortir de la simulation, Jean-François Mattéi a recours à Platon qui définit deux types de réalités : la réalité sensible de notre corps et la réalité intelligible que constituent le langage et la pensée. Il oppose alors la précession des modèles à celle des simulacres. L’image numérique reste d’ailleurs dépendante du modèle intelligible et renvoie donc à la modélisation de l’idée. On revient donc à une opération architectonique qui, loin de disséminer le sens, ordonne et organise.

Dans le domaine de l’art, la déconstruction frappe aussi ; au premier chef, la poésie. Là aussi, dans une logique didactique, Jean-François Mattéi remonte la généalogie d’une certaine déconstruction du langage. Là où Baudelaire érigeait le choc comme la norme d’une poésie moderne permettant de rompre avec l’œuvre culturelle qui se retirait dans sa propre transcendance, Tzara et le mouvement Dada opèrent une rupture plus radicale, contestant toutes les formes de culture par la décréation de la langue. Adorno, dans sa Théorie esthétique, reconnaît que «les signes de la dislocation sont le sceau de l’authenticité du modernisme». L’aura, qui pousse le spectateur à s’élever à la hauteur de l’œuvre, a perdu son combat contre le choc.

Le chemin est alors ouvert à la déconstruction dans le champ des formes plastiques et musicales. En ce qui concerne la peinture contemporaine, Mattéi propose une analyse convaincante : l’expérience artistique qui obéit à la triple règle de l’œuvre, de l’auteur et du spectateur, est niée au profit du processus. Celui-ci, qui tient essentiellement à la conceptualisation, devient sa propre finalité. Il s’oppose à l’ancien fétichisme de l’objet pour s’enquérir d’un nouveau fétichisme, celui du sujet. Rejoignant les théories de Blanchot, l’art contemporain devient un art du désœuvrement et du désastre. En musique, la remise en cause du système architectonique se fait plus visible encore ; la suppression de la tonalité, le modernisme, est refus de la norme (même si ce refus devient à son tour, une norme). L’oreille de l’auditeur ne reconnaît pas la hiérarchie des sons et le sens se dissémine dans une esthétique du discontinu. La perception sensible des auditeurs s’oppose donc à la conception intellectuelle du sérialisme.

En 1983 et 1985, Deleuze s’est emparé du cinéma, décrivant deux moments de l’art du mouvement : l’image-temps, celui du cinéma classique, dont le montage ordonne les événements à partir d’un centre, un cinéma de l’icône, et l’image-mouvement, incarné par le néoréalisme italien ou bien la Nouvelle Vague, cinéma du simulacre, éminemment intellectuel, qui propose une narration falsifiante, et dont le sens parvient disséminé aux yeux du spectateur. La geste déconstructrice apparaît nettement dans le domaine de l’architecture qui constitue la modélisation du monde ; Peter Eisenman, qui a travaillé avec Derrida, propose de disjoindre la forme de l’édifice de sa fonction architecturale. Le geste créateur est subordonné au discours qui devient sa caution intellectuelle. La conceptualisation s’impose à la construction matérielle au point que de nombreux projets sont restés à l’état de plans. Et au final, l’homme est expulsé du site qu’il habite.

Jean-François Mattéi finit sa critique de la déconstruction par le discours tenu sur le corps. Si l’on refuse l’homme intérieur et sa supériorité fondée sur la pensée, alors, l’homme n’est plus qu’un artefact, l’humanité devant être naturalisée (appartenant au cycle des processus biologiques) ou artificialisée (une machine pourrait dépasser l’homme comme l’humanité a dépassé l’animalité). Les tenants de l’écologie profonde, comme le philosophe norvégien Arne Naess, proposent de mettre fin à une conception anthropocentrique de la nature. Ces théories dîtes Gaïa demandent que le respect et la dignité soient étendus aux êtres déraisonnables, ignorant que l’homme, se détachant de l’humanité, prend conscience de soi et revêt ainsi sa dignité et que la revendication des droits de l’animalité (proclamée par l’ONU en 1982) est le fait du seul animal doué de paroles… Comme souvent dans les théories de la déconstruction, la matérialité des objets est absorbée par les concepts qui les suscitent. Le corps de l’homme est dissous par le discours qui le remplace.

C’est le cas aussi, selon Mattéi, dans les ''Gender studies'' qui nient les identités naturelles féminines et masculines. Le genre est présenté comme une dualité culturelle, donc politique. La dénonciation ontologique de la différence sexuelle s’accompagne d’une stratégie de naturalisation qui chercherait à placer l’homosexualité comme une nouvelle norme. Pour Judith Butler, initiatrice des ''Gender studies'', abreuvée aux sources de la ''French theory'', le genre est le «point de départ d’une critique de la représentation occidentale qui structure l’idée même de sujet». Le but est donc de détruire le logocentrisme et le phallogocentrisme que Derrida identifiait à l’européocentrisme. Relevant de ce même objectif, les théories posthumaines et transhumaines annoncent une humanité contrainte à assumer son dépassement vers de nouvelles formes d’êtres pensants, les cyborgs, simulacres paroxystiques de l’homme, bien que cette virtualité posthumaine provient de l’humanité qui s’exprime pour ce qui n’est pas encore advenu, vision bien anthropocentrique malgré tout, qui tient donc plus de la copie que du simulacre.

Dans sa conclusion, Jean-François Mattéi, pourfendeur de la déconstruction, on l’aura compris, dénonce l’absence d’espérance qui gît au cœur de la déconstruction dont la cible est la primauté de l’idée qui se situe à la base de tout commencement. La déconstruction annonce donc la fin et la mort de l’homme. Pourtant, «on ne pourra jamais effiler l’humain puisque c’est l’homme lui-même qui en file à chaque moment le tissu». Au cœur de nombreux débats contemporains, Jean-François Mattéi, dans une langue inspirée et étrangère au jargon, apporte la lumière de la raison qui rend visibles les soubassements conceptuels d’une pensée qui s’est disséminée dans tous les champs du savoir.


Amélie Bruneau
( Mis en ligne le 23/06/2015 )
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