|
Philosophie |
| Serge Audier Tocqueville retrouvé - Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français Vrin - Contextes 2004 / 25 € - 163.75 ffr. / 322 pages ISBN : 2-7116-1630-4 FORMAT : 14x22 cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998)ou Comte (Les Belles Lettres, 2000).
Imprimer
Dans ce livre couronné par le prix Raymond Aron, Serge Audier établit une généalogie du «renouveau tocquevillien» en France à partir de ce que lon pourrait appeler un «contexte de redécouverte», celui des années 70, marqué par lascension de courants de réflexion non marxistes. Le parcours proposé va de Aron aux «néo-tocquevilliens» Dumont, Gauchet, Lipovetsky en passant par des historiens tels que Furet, et se termine par une discussion du néo-tocquevillisme (cest-à-dire une lecture centrée sur la thématique individualiste) en prenant pour fil conducteur linterprétation néo-kantienne de Renaut mais aussi et surtout la lecture phénoménologique de Lefort, à laquelle lauteur consacre une large place.
Cette tranche dhistoire des idées fait lobjet dune double mise en perspective : archéologique puisque sont restituées, en amont, des lectures françaises peu connues Dupont-White, H. Michel, Bouglé, Sorel, Rédier, Mayer, entre autres et comparative, car dans un contexte intellectuel différent, Hayek ou Arendt expriment une autre image de Tocqueville. Dans ce travail dense et très érudit, Audier explore les principes dinterprétation de ses auteurs, dévoile leurs effets philosophiques et montre toute lactualité du propos. Sil nhésite pas à prendre position, cest que sa propre lecture de Tocqueville, loin daltérer lobjectivité de sa démarche, donne au projet une forte cohérence : Tocqueville, qui mobilise une double approche du politique, descriptive (quasi sociologique) et normative (philosophique), nest pas un penseur libéral au sens habituel du terme, et la référence récurrente à ce penseur dans le débat contemporain ne se réduit pas à une tactique idéologique dirigée contre le volontarisme politique et lintervention de lEtat.
Lun des points dappui que la réflexion contemporaine trouve chez Tocqueville est évidemment la menace de despotisme qui pèse sur les sociétés démocratiques à cause de lapathie politique des individus et du primat de lintérêt privé. Aussi nest-on pas étonné de découvrir des usages catastrophistes du célèbre De la démocratie en Amérique, par exemple dans la mouvance technophobe et écologiste. Linterprétation dominante est toutefois celle qui privilégie laxe libéral de la pensée tocquevillienne, et qui simpose autour dAron. Audier présente la position dAron en évoquant un «paradigme machiavélo-tocquevillien». Si Tocqueville est un penseur libéral - démocrate parce que libéral - et un visionnaire annonçant mieux que Marx les phénomènes majeurs des sociétés démocratiques du XXe siècle, il sous-estime néanmoins, daprès Aron, les effets dhétérogénéité engendrés par légalisation des conditions (lexclu étant ici celui qui ne ressemble pas au modèle moyen prépondérant) et les effets pluralistes des antagonismes (qui profitent à la liberté). Aron soppose de ce point de vue au radicalisme dun Hayek qui, ne voulant voir en Tocqueville que lannonciateur du despotisme de lEtat, croit impossible de tenir le juste milieu entre totalitarisme et libéralisme absolu.
Ce qui frappe pourtant chez Tocqueville, cest lanalyse de «lexpérience démocratique», ou, selon Lefort, expérience de lautre comme semblable. Lefort considère Tocqueville comme un authentique philosophe du politique pour autant quil aurait perçu dans la démocratie un type particulier de consistance sociale impliquant de nouvelles formes politiques (que lon chercherait en vain chez Benjamin Constant qui privilégie, lui, le thème de la liberté individuelle), formes au sein desquelles larticulation des rapports fonctionne désormais selon un schéma étranger à limaginaire du pouvoir collectif (qui, pour Saint-Simon et autres organicistes, demeure lhorizon indépassable). Tocqueville nest toutefois pas allé, selon Lefort, au bout de lélucidation du renversement qui peut conduire les sociétés démocratiques vers le totalitarisme. La démarche hyperdialectique inspirée de Merleau-Ponty exigeait de penser non seulement la contrepartie du positif, mais la contrepartie de la contrepartie - par exemple les modes dexpressions qui se reconquièrent contre lanonymat dans un mouvement sans synthèse ni clôture.
Le «néo-tocquevillisme», dont Dumont est le fondateur, est davantage centré sur le rapport des sociétés occidentales actuelles à lindividualisme. Ici encore, cest la relation au politique, bien perçue par Lefort, qui est en jeu. Concernant Dumont, Audier corrige un contresens possible. Partant de la distinction entre sociétés holistes et sociétés individualistes, Dumont souligne chez Tocqueville le rôle régulateur de la religion - nécessaire pour contrecarrer la tendance à latomisation mais également point essentiel - lémergence, dans les sociétés individualistes, de représentations et de valeurs nouvelles. Gauchet insiste davantage, quant à lui, sur la rupture opérée par la révolution démocratique, notamment à légard du fondement religieux. Peut-être aurait-on pu remarquer quil y a ici un malentendu, vu que le lien religieux nest jamais posé dans De la démocratie en Amérique comme un fondement, mais bien au contraire comme un palliatif indispensable quand toute fondation verticale a disparu. En revanche, Audier est très attentif à lévolution et aux hésitations des lectures proposées par Furet, oscillant entre individualisme intégral et médiation politique, lenjeu étant de savoir dans quelle mesure la citoyenneté est une modalité de lindividualisme, comme cela semble être le cas depuis Rousseau. Ainsi quAudier le montre dans deux parties disjointes de son livre (distribution peu commode pour les repères du lecteur), lhistorien sinterroge, avec LAncien Régime et la Révolution, sur le cas français dune démocratisation des esprits sopérant conjointement à la centralisation étatique et à la conservation de structures archaïques désubstantialisées ; et avec De la démocratie en Amérique, sur la différence entre une démocratie révolutionnaire et une démocratie immédiatement individualiste. Suivant une trajectoire plus linéaire, Lipovetsky soutient que lindividualisme est entré dans une nouvelle phase que Tocqueville naurait pas, selon lui, prévue, du fait que depuis les années 60 le désir effréné de libération personnelle a pris le pas sur la passion de légalité. On peut se demander si Lipovetsky ne néglige pas la dénonciation par Tocqueville du goût des jouissances matérielles qui, si on le lit avec un regard rétrospectif, devait conduire logiquement à lever linterdit de jouissance et à prôner cette libération consumériste qui nest en rien, après tout, la liberté politique mise en balance avec le phénomène égalitaire. Audier ne corrige pas précisément Lipovetsky sur ce point, mais développe en revanche la critique formulée par Alain Renaut, fondée sur la distinction, voire la tension, entre valeurs dautonomie et valeurs dindépendance. Cest donc bien, là encore, le statut de lindividu moderne qui est interrogé, suivant la ligne que les néo-kantiens font passer entre subjectivité et individualité. Par ailleurs, Audier souligne les limites de la sociologie néo-tocquevillienne de Lipovetsky, qui risque docculter les formes contemporaines dinégalité et de domination : à cet égard, il suggère que le renouveau tocquevillien a pu conduire, dans certaines de ses formulations, à une analyse réductrice du monde social menaçant de se dégrader en une nouvelle idéologie.
Sur ce sujet comme sur les autres, les analyses concises et brillantes dAudier font de ce livre lun des meilleurs ouvrages consacrés à la philosophie politique française contemporaine. Au travers de ces éclairages multiples, appuyés sur des confrontations et des parallèles, se précise également le statut des textes tocquevilliens, longtemps considérés comme des notes dobservateur méticuleux avant dêtre intégrés au panthéon des uvres philosophiques majeures. Au plan méthodologique dabord, Tocqueville se situe visiblement dans la lignée de Machiavel et de Montesquieu, au moins pour le niveau danalyse et dinvestigation auquel se place son discours. Son analyse du politique consiste dans un diagnostic sur lesprit dune nation et ses murs, qui, à partir dun fait générateur, permet non seulement de dégager et de déployer les articulations sociales et les valeurs propres à un type de régime, mais également de déterminer une dynamique dévolution offrant des possibilités théoriques danticipation. Au plan doctrinal ensuite, Tocqueville laisse transparaître, sinon un modèle démocratique intemporel - impossible au vu de ce quon vient de dire - du moins un axe évaluatif qui permet de classer cet auteur tantôt du côté des libéraux, tantôt du côté des démocrates, parfois même dans le camp des aristocrates. Audier a le courage dopter, et il tranche en faveur dun Tocqueville démocrate, cautionnant explicitement linterprétation quavait proposée Henry Michel dans LIdée de lEtat, en 1896.
En résumé, Tocqueville se rattache au «libéralisme post-machiavélien», courant défini par le rejet de toute organisation parfaite supposée stabiliser dans sa clôture le conflit et le dissensus. Par ailleurs, Tocqueville nest pas un apôtre de léconomie de marché. Opportune, de ce point de vue, la discussion des positions «antimodernes» du maurrassien Rédier pour qui Tocqueville serait un aristocrate dinstinct et un démocrate de raison. Ajoutons ici quune tendance républicaine se dégage également des textes fort célèbres dans lesquels Tocqueville reconnaît la forme même du droit comme une garantie essentielle contre les dérives de la démocratie - la seule barrière, écrit-il, entre le fort et le faible, le gouvernant et le gouverné. Sans doute pourrait-on poursuivre le débat sur les filiations en direction dAlain, qui, aussi méfiant que Tocqueville à légard du despotisme de la majorité et de lEtat Léviathan, apparaît comme un libéral de type social, soucieux de la protection dont ont justement besoin, en démocratie, les individus.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 23/04/2004 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Essai sur les garanties individuelles que réclame l'état actuel de la société de Jean-Paul Clément | | |
|
|
|
|