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Philosophie |
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Le néo-kantisme à son sommet? | | | Ernst Cassirer Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes - Tome 2 Cerf - Passages 2005 / 59 € - 386.45 ffr. / 614 pages ISBN : 2-204-07883-2 FORMAT : 14,5cm x 23,5cm
Préface de Massimo Ferrari.
Traduction de René Fréreux.
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Quoi quon pense du néo-kantisme dans lhistoire de la philosophie et de son actualité pour notre époque, Ernst Cassirer apparaît comme sa meilleure synthèse et son plus illustre représentant. Il nen invente pas lorientation fondamentale, «retour à Kant» qui date du milieu du XIXe siècle, mais il est le brillant disciple des grands noms qui, de 1870 à 1914, tentent de réactualiser le message de Kant pour sortir la philosophie définitivement de la métaphysique ontologique avec ses constructions incontrôlables et finalement dogmatiques. Ce retour à Kant, cest donc dabord un retour à la rigueur logique et à la modestie empirico-critique, constructiviste, de Kant en dépit des grands systèmes métaphysiques post-kantiens de Schelling, Hegel, Schopenhauer, Eduard von Hartmann.
Nous ne savons que ce que nous construisons rationnellement à partir des faits objectifs de lexpérience : il faut refuser par honnêteté les (pseudo-)dépassements des limites de lexpérience et des contraintes de la raison, cette rabat-joie de lexaltation mystique. Pas de philosophie sérieuse, «scientifique» autant quelle peut lêtre, sans auto-critique de la raison. De là une orientation dabord transcendantale de la philosophie : si la philosophie nest pas science des essences platoniciennes, si le Savoir absolu est une illusion du fait de la finitude de la condition humaine, la fonction de la philosophie est de déployer le travail de la raison comme législatrice en droit des travaux de lesprit. Tout est production, construction relevant de la discipline de la raison selon les finalités auxquelles on prétend donner satisfaction.
La première orientation du néo-kantisme sera épistémologique. La crise des fondements des mathématiques, de la logique et de la science à la fin du XIXe siècle pousse naturellement les néo-kantiens dans cette direction. Contre le réalisme naïf, Cassirer insiste sur le caractère hypothétique, constructif, conventionnaliste de la science comme discours mathématisé des lois de relations entre les phénomènes. Dailleurs, si lhistoire des sciences (qui va commencer avec lanti-kantien Meyerson) semble montrer le caractère historique de ce quon va appeler les «paradigmes» de la science (Kuhn), si le thème des révolutions scientifiques et, en général, la succession des transcendantaux historiques donnent raison au néo-kantisme, cest en rectifiant lidée de Kant lui-même dun sujet transcendantal stable et immanent aux individus humains : la priori transcendantal newtonien de Kant, pour la physique, est en fait une rationalisation rétrospective dun élève de Wolf et de Leibniz qui prend sa culture pour une nature humaine. Ce qui est plus vrai en revanche, cest que lhomme produit du savoir conforme à un paradigme dépoque jusquau moment-limite de crise de ce modèle postulé, parce quil est productif, efficace. Kuhn doit son idée non seulement à Bachelard et Poincaré mais au néo-kantisme. Mais cette succession de transcendantaux historiques montre bien quaucun ne correspond à une matrice absolue du sujet, bref quil ny a pas dans lhistoire de sujet transcendantal, une autre forme de len soi absolutisé. Comme disait Wittgenstein : «Epargnons-nous donc la bêtise transcendantale, quand le Tout est si clairement un crochet au menton.»
Même si cette simplification est réductrice dans le détail, il est légitime dopposer lécole de Bade, plus épistémologique et logique, à lécole de Marbourg, plus historiciste et culturaliste, proche de Dilthey. Cassirer appartient à lautre aile du néo-kantisme allemand : lécole de Marbourg (Cohen, Natorp) : un volume du Cerf sur LEcole de Marbourg contenant les grands textes des auteurs de cette tendance est dailleurs disponible. Evidemment, Cassirer ne renie rien de fondamental du néo-kantisme de base : son grand ouvrage Substance et fonction est une défense de lépistémologie kantienne contre lontologie et le «réalisme» naturaliste, objectiviste, scientiste dune science un jour conforme absolument au tout du réel. Le Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes (2 volumes publiés pour la première fois en 1906-1907) montre bien la part que prend Cassirer dans ce travail commun du néo-kantisme. Il sy montre historien à la façon de son maître Cohen : plus soucieux dexpliquer et de justifier la succession des systèmes par les exigences immanentes de la raison dans une démarche génétique logique et théorique sur les problèmes de la pensée que de suivre de façon événementielle le déroulement biographique et lévolution personnelle des auteurs au fil du temps. En ce sens, Cassirer suit le modèle de lhistoire philosophique de la raison illustré par Kant dans la Critique de la raison pure : une histoire qui nest jamais érudite pour le plaisir, même si Cassirer est un remarquable connaisseur de ses sujets, et encore moins biographico-psychologisante, mais une histoire raisonnée, comme déploiement didées, où le temps sert de forme à la force motrice de dynamiques intellectuelles. (Une histoire résolument «idéaliste» et qui sassume comme telle). Ici, de Bacon à Kant, on étudie successivement, mais dans lidée dun parallèle et dune opposition symétrique, lempirisme chez Bacon, Gassendi et Hobbes, dune part, le rationalisme chez Spinoza et Leibniz. La révolution newtonienne, le scepticisme de Hume, qui tire Kant de son fameux sommeil rationaliste dogmatique, voilà où se prépare le dépassement kantien.
Il faut bien le dire : cest une vision grosso modo kantienne et hégélienne de lhistoire comme dialectique de moments unilatéraux et insuffisants appelant leur dépassement dans des formes plus vraies. Bref : lhistoire que Kant avait esquissée, les néo-kantiens la réalisent, en même temps quils clarifient Kant face à ses critiques du XIXe siècle. Car le néo-kantisme est un laboratoire de ré-exposition systématique du kantisme dans son noyau de sens vrai, au-delà des scories de traditions métaphysiques et des ambiguïtés dexpression qui ont pu en miner la pureté. Cassirer, comme le montre en préface Massimo Ferrari, participe à ce travail dun siècle de purification de lhéritage, qui tout en défendant Kant, fait lapologie dun certain Kant redéfini à son image. Le Kant historique devient le nom dintuitions fondamentales de vérités rationnelles normatives pour la philosophie, pas toujours assez radicalisées : Kant reste trop prisonnier du wolfisme et de Leibniz, selon Cassirer. En somme, le tournant critique chez Kant ouvre une nouvelle compréhension dont le néo-kantisme est tributaire et dont il vient payer sa dette chez le grand fondateur. Ce volume offre au lecteur un exemple de la méthode et de la compréhension dun moment de lhistoire de la philosophie moderne par Cassirer. Il faut le lire comme un miroir tendu (par Cassirer à lhistoire ou linverse ?) pour voir la raison élaborer ses exigences, clarifier sa nature. Il y a donc pour lhistoire de la philosophie un document sur un moment des études kantiennes, où Cassirer, à côté de Cohen et dAloïs Riehl, a ses spécificités relatives.
Peut-être le lecteur gagnera-t-il à placer sa lecture aussi sous langle complémentaire du développement de luvre de Cassirer, dont le grand uvre est Philosophie des formes symboliques, en trois parties. Il y explore limagination et lactivité de lesprit humain comme source de symbolisations successives et contemporaines : la culture est symbolique ou symboliste, elle est projection de schémas idéaux sur lexpérience, information de cette expérience en vécu dune certaine façon, culturelle, historique. Lart est comme une partie totale de la condition symbolique : milieu de la révélation de lactivité créatrice de lhomme. Lart a une histoire qui ne doit pas seulement être empilée et compilée, mais expliquée, analysée avec rigueur, par concepts, dans une histoire de la culture, qui na rien à voir avec le dilettantisme. Doù le dialogue de Cassirer avec Aby Warburg, génial inventeur de liconologie. En ce sens, lidéalisme (transcendantal) est vrai : nous nous mouvons dans le monde comme dans une forêt de symboles, mais que nous y avons mis : pas de signes ésotériques décodables dune sur-réalité mystique, ou alors elle est désespérément manquante et inaccessible. Le travail de la philosophie est de nous rendre conscient de notre condition : le relativisme reste dailleurs rationaliste, car le travail de la culture quest lhistoire exprime une construction de soi en fonction dexigences qui doivent un jour venir à la discussion explicite et rendre compte.
Cette philosophie de lexpression et de la rationalité critique sera au cur du fameux débat de 1929 à Davos avec Heidegger, dont Cassirer, grand représentant de lhumanisme relativiste laïque des Lumières, perçoit quil est linterlocuteur radical. Heidegger, formé au néo-kantisme de Marbourg comme au néo-thomisme, mais passé à la phénoménologie avant de sémanciper de Husserl par refus de son approche transcendantale (pour Heidegger, un dévoiement de la phénoménologie), a une autre compréhension de lhéritage de Kant et surtout reproche à Cassirer de cautionner avec le néo-kantisme en général une illusion rationaliste, naïvement progressiste et finalement subjectiviste de la philosophie et de la culture. Heidegger a développé sa lecture hérétique de Kant, refusant den faire dabord un épistémologue et méthodologiste des sciences et voyant en lui un penseur de lêtre pris dans lhistoire insoupçonnée de lontologie un malentendu complet pour Cassirer, qui partisan de linterprétation doit en reconnaître malgré tout lintérêt, du moins lhabileté, mais espère mieux faire valoir contre Heidegger sa propre lecture du kantisme. Cependant Massimo Ferrari remarque justement comme beaucoup de spécialistes honnêtes que Kant et le problème de la métaphysique (1929) de Heidegger est une interprétation plus originale mais sans doute pas plus arbitraire dans sa liberté herméneutique que celle du «néo-kantien» Cassirer face aux ambiguïtés réelles de Kant (p.XXI).
Heidegger quant à lui semble voir dans Cassirer un des produits brillants mais typiques dune tradition universitaire dépigones, et dans son uvre une des formes scolastiques les plus achevées du nihilisme moderne, inconscient de soi : dun humanisme au fond techno-scientifique qui prend ses ruminations «transcendantales» apparemment savantes, mais surtout inutilement compliquées et stériles, pour le sens de la culture quand il faudrait penser - contre la pente naturelle de la raison à luniversalisation du rapport instrumental - un humanisme adéquat à la crise de lhumanité. Là il y aura débat, toujours actuel, entre heideggériens et tenants de Cassirer et de son humanisme libéral démocrate proche dun optimisme anglo-saxon (Habermas étant lexemple dun transfuge de lécole de Francfort proche de Heidegger à léloge de Cassirer).
Manuel élégant dhistoire de la philosophie moderne, moment de luvre de Cassirer ambigu «néo-kantien» -, ce tome peut aussi se lire en regard des analyses de lEcole de Francfort (La Dialectique des Lumières de Horkheimer et Adorno) et des analyses de Heidegger sur le sens de la formation de la rationalité moderne.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 24/05/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Leçons sur Kant de Ferdinand Alquié Heidegger de Maxence Caron , Collectif Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie de Emmanuel Faye | | |
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