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Philosophie  
 

Une chirurgie de proximité
Philippe Hubinois   Petite Philosophie de la chirurgie
Editions Michalon 2006 /  38 € - 248.9 ffr. / 306 pages
ISBN : 2-84186-340-9
FORMAT : 16,5cm x 23,0cm

L’auteur du compte rendu : Professeur de Philosophie, Thibaut de Saint Maurice enseigne dans un lycée des Hauts-de-Seine. Il assure dans le même temps, des cours de psychosociologie en BTS communication.
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«Plût à Dieu qu’on pût faire que des médecins philosophassent ou que des philosophes médicinassent ». Cette remarque de Leibniz est doublement reprise par Philippe Hubinois, chirurgien, docteur en philosophie et docteur en droit, dans sa Petite Philosophie de la chirurgie, parue à l’automne dernier.

Ce livre passionnant est d’abord le livre d’un médecin, praticien expérimenté, spécialiste de chirurgie viscérale, confronté au bouleversement des techniques mini-invasives et à la perspective de la télé-chirurgie. Mais pour penser cela, le chirurgien se fait philosophe et s’interroge sur la nature et le sens du geste opératoire. Puisant chez Descartes et Heidegger, Bergson et Lévinas, Hubinois propose une réflexion profonde sur ce privilège unique du chirurgien qui est de pouvoir enfreindre l’inviolabilité du corps d’autrui, et qui, à ce titre, ne peut être réduit à une simple réparation technique. Qu’advient-il quand la relation entre l’opéré et l’opérant est médiatisée par des instruments et des écrans ? La chirurgie ne risque-t-elle pas de perdre son «âme» pour n’être plus qu’un registre supplémentaire du «système technicien», plus préoccupée d’efficacité et de rentabilité que soucieuse du soin à apporter ?

Philippe Hubinois répond à ces questions en commençant par montrer comment, à partir du XVIe siècle, le geste chirurgical gagne en indépendance et en dignité, à mesure que l’anatomie scientifique se constitue en science nouvelle. Pour autant la promotion, du «barbier» devenu chirurgien est assez paradoxale car la «pulsion scopique» qui anime les progrès de l’anatomie signifie aussi le privilège de la vue sur le toucher, et «chaque fois que l’on peut voir sans ouvrir, l’opérateur perd une partie de son pouvoir» (p.39). Est-ce à dire que la coelioscopie ne constitue pas un véritable progrès pour les chirurgiens ?

En chirurgie classique, le chirurgien «parle avec les mains» : l’opération est une rencontre d’autrui sur trois modes associés : celui de l’esprit, celui du toucher et celui de la vue. En chirurgie «à ventre fermé» tout change. Sous coelioscopie, et a fortiori dans le cadre de la télé-chirurgie, le chirurgien ne manipule plus directement des tissus, mais des instruments. Perdant le toucher, il perd toute la profondeur de la proximité avec le patient, puisque «toucher» l’autre, c’est toujours aussi être «touché» par lui. La vue, «contact devenu sans tact» (p.139), devient le mode exagéré de la rencontre avec le corps malade, celui-ci n’étant présent que par représentation à travers les écrans des moniteurs. Le risque pour le chirurgien, c’est de se retrouver alors plus héritier du barbier que du médecin, perdant avec la proximité, la condition d’une sollicitude concrète pour le patient, tout absorbé qu’il est par la complexité de l’interface technique. Si donc, la chirurgie mini-invasive présente bien quelques avantages, comme la réduction de l’agressivité du geste opératoire, il n’est pas sûr qu’elle représente toujours un progrès indiscutable pour la relation singulière du patient et du chirurgien. En lecteur d’Heidegger et d’Ellul, Hubinois est ainsi particulièrement soucieux de résister à une sorte de «totalitarisme» de l’innovation technique, qu’il faudrait, dans tous les cas, accepter comme un progrès.

Se faisant l’écho d’un certain malaise de la profession, l’auteur insiste sur le paradoxe qui voit la pratique chirurgicale de plus en plus accusée et pénalisée, à mesure pourtant qu’elle intègre les derniers progrès. En ces lignes assez polémiques, il dénonce la confusion entre l’erreur et la faute dans le droit médical français, et l’implicite contractualisation de la relation opéré/opérant que cela implique. Pas étonnant dans ce cas, que le patient, désormais «usager du système de santé», se mue en victime et redéfinisse le chirurgien en prestataire de service ayant obligation de résultat. Le plus intéressant est alors la manière dont Hubinois montre que la distanciation technique de l’opéré et de l’opérant coïncide avec cette judiciarisation croissante de leur relation, voire l’accentue. Comment dans ces conditions, ne pas redouter l’émergence d’une chirurgie «désincarnée» ?

Participant d’une époque qui se tourne vers l’éthique pour lutter contre les effets secondaires du droit, le livre s’achève sur la constitution d’une éthique du chirurgien. Dans la partie de son ouvrage la plus personnelle, l’auteur justifie le chirurgien comme l’homme du lien à autrui : «otage», au sens lévinassien, de celui auquel il donne des soins, pour ne pas qu’il se retrouve otage de la technique et de la rentabilité. C’est finalement cette responsabilité que le chirurgien ne doit pas oublier et qui, s’il s’en saisit intimement, lui permet d’intégrer la technique à sa juste place : non comme une fin en soi, mais toujours au mieux comme le moyen du secours.

Cette Petite philosophie de la chirurgie a tout d’une grande œuvre. En quelques 300 pages aussi limpides qu’érudites (on regrette à ce propos l’absence de bibliographie), l’auteur évite l’écueil principal : verser dans la nostalgie et le discours convenu de la critique de l’innovation technique. On pense souvent à ce propos aux positions d’un Axel Kahn. Quand bien même la technique de son intervention pourrait le mettre à distance, le chirurgien doit rester fidèle à sa vocation, au sens de «l’appel» heideggérien, qui est de se tenir au plus près de la vie de l’autre. L’âme du chirurgien, «c’est sa main-esprit qui garde la proximité» (p.307). Un livre stimulant : une opération réussie.


Thibaut de Saint Maurice
( Mis en ligne le 09/03/2007 )
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