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Littératureet Romans & Nouvelles  

Bref séjour chez les vivants
de Marie Darrieussecq
P.O.L 2001 /  19.08 €- 124.97  ffr. / 308 pages
ISBN : 2-86744-844-1

Paroles intérieures

Le premier roman de Marie Darrieussecq, Truismes, anima la rentrée littéraire 1996. Qu'on ait été choqué ou enthousiasmé par l'histoire de cette esthéticienne qui se transforme en truie, il faut reconnaître, en tout cas, que l'auteur avait un réel talent. Avec ses livres suivants, Naissance des fantômes et Le Mal de mer, Marie Darrieussecq ne racontait plus vraiment une histoire, mais explorait plutôt l'intériorité des personnages. Dans le premier, une femme est confrontée dans sa chair et dans sa tête à la disparition subite et inexpliquée de son mari. Dans Le Mal de mer, une femme et sa petite fille fuient au bord de la mer.

De nombreux lecteurs qui s'attendaient à des romans dans le droit fil du premier ont été déçus ou surpris. Sans aucun doute, l'écriture de Truismes a procuré à Marie Darrieussecq un moment de plaisir et de jubilation. Cependant, tout en rêvant de passer chez Pivot, elle avait déjà forgé sa propre conception du roman et savait ce qu'elle voulait dire. Car Naissance des fantômes, s'il est son deuxième livre publié, est en réalité le premier qu'elle a écrit...

Aujourd'hui, avec Bref séjour chez les vivants, l'auteur poursuit donc son oeuvre en allant encore plus loin dans l'exploration de la pensée, dans les possibilités offertes au roman et dans son propre style. Certaines critiques s'empressent d'ailleurs, à tort, de dire que Marie Darrieussecq se regarde écrire.

De quoi est-il question dans ce quatrième livre ? De la famille Johnson : la mère, remariée à Momo, cultive son jardin de roses ; le père, John, un Irlandais, vit à Gibraltar. De leurs trois filles aussi. Jeanne, l'aînée, s'est installée à Buenos Aires avec Diego ; la cadette, Anne, vit à Paris ; la dernière, Eléonore - appelée Nore - est toujours dans les jupes de sa mère. Imaginons Balzac ou Zola lisant Bref séjour chez les vivants... Ils chercheraient en vain des lieux précis, des situations sociales, des signes d'hérédité.

Il n'y a rien de tout cela chez Marie Darrieussecq qui se place plutôt du côté de l'Ulysse de Joyce. En effet, elle ne livre de ses personnages que leurs pensées, comme si elle avait mis un micro et une caméra dans leur cerveau. Ces discours intérieurs semblent parfois incohérents : des suites de mots, des onomatopées, des phrases inachevées comme "C'est gentil le journal que m'a apporté Momo. Lui demander un café ? Cinq heures dix. On doit partir dans une demi-heure" ou "Elle était pourtant sûre d'avoir laissé du café dans sa boîte. "Qui a bu mon café? demande le gros ours". On peut se croire plongé dans l'abstraction. En fait, c'est de l'hyperréalisme. Qui, en effet, dans sa tête, en se parlant à soi, ne fredonne pas des airs, ne se répète pas des mots - sans trop savoir pourquoi - n'élabore pas des phrases incompréhensibles à autrui, ne commente pas ses actes ?

A ces pensées saisies sur le vif s'ajoutent des monologues intérieurs dans lesquels s'expriment les rêves, les désirs, les interrogations ou encore les angoisses des personnages. Marie Darrieussecq, en vérité, nous renvoie sans cesse à nous-mêmes et à notre existence moderne. Cette vie faite d'emails qu'on s'envoie pour dire qu'on est vivant, de rouleaux de printemps mangés en hâte à l'heure du déjeuner, des conseils type Marie-Claire sur le déroulement des rapports sexuels...

Et la famille Johnson dans tout cela, demanderait un Zola chamboulé ? Elle n'est pas là que pour donner un semblant d'histoire. Ces enchevêtrements de pensées tissent des liens entre chacun des membres, tous hantés par des souvenirs où dominent le petit frère Pierre, mort en bas âge, et la maison de famille. Le roman prend alors, parfois, les allures d'un drame familial.

Même si le monologue intérieur est la clef de voûte de ce récit, il faut davantage le lire en se laissant imprégner par des images parfois poétiques et très belles comme celle-ci, à propos de la mer, saisie alors qu'elle défile par carreaux bleus, les sillages des bateaux font des triangles et les chaluts, des ronds.

Bref séjour chez les vivants n'est certes pas un roman facile à lire -comme la littérature en compte un certain nombre - mais l'effort du lecteur sera récompensé lorsqu'il sentira peu à peu le livre s'ouvrir entièrement à lui.

Ariane Charton
( Mis en ligne le 01/10/2001 )
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