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Littératureet Romans & Nouvelles  

Le Bonheur illicite des autres
de Manu Joseph
Editions Philippe Rey 2014 /  19 €- 124.45  ffr. / 331 pages
ISBN : 978-2-84876-387-3
FORMAT : 14,6 cm × 22,0 cm

Bernard Turle (Traducteur)

Unni et la mort

Le deuxième roman du journaliste indien Manu Joseph, Le Bonheur illicite des autres fait profondément réfléchir sur la jeunesse, la famille, le sens de la vie et l’existence ou non d’une vérité. Les faits se déroulent à Madras qui n’est pas encore Chennai, dans le sud-est de l’Inde, au cours des années quatre-vingts, au milieu d’une communauté mélangée de catholiques, d’évangélistes et d’hindous. Nous suivons les tribulations de la famille Chacko, brahmanes convertis au catholicisme. Marriama la mère, femme énergique et diplômée en économie, vient du Kérala et vit au foyer. Elle est traumatisée par un événement de son enfance (depuis elle parle parfois seule aux murs), n’en peut plus de vivre dans la misère à cause de son mari et aimerait être un peu plus heureuse : «Comme Unni m’a dit un jour : Dans ce monde on n’échappe pas au bonheur» (p.320). Mais quel bonheur quand on sait le poids contraignant de la tradition indienne et celui de la religion ?

Le père, Oussep, romancier raté et journaliste minable, sombre dans l’alcoolisme et passe beaucoup de temps dans la recherche obsessionnelle de la raison du suicide de son fils aîné Unni. «Les Chacko sont pauvres parce que Oussep est pauvre et trop fier pour vivre au-dessus de ses moyens (…) Les gens qui ne boivent pas ne comprennent pas les ivrognes. Les ivrognes ont cette qualité : ils ont beaucoup d’amis. Car ce qu’on trouve attachant chez les autres, ce sont leurs défauts tragiques» (p.63).

Le fils survivant, Thoma, à l’aube de l’adolescence, essaie de grandir et de donner un sens à sa famille déjantée. Chacun à sa manière tente de découvrir qui était Unni, dix-sept ans, caricaturiste, dessinateur de BD talentueux, et pourquoi il s’est jeté du balcon de sa cité. Trois ans après le drame, Oussep reçoit une BD de son fils par la poste : il va questionner inlassablement ses amis de classe, Sai et Somen. Il recherche les indices dans les BD, espérant toujours avoir plus d’information sur la question : pourquoi Unni s’est-il suicidé ?...

Cette question donne sa trame au roman de Manu Joseph qui examine la possibilité de connaître l’identité humaine au travers de l’œuvre du jeune homme. Le Bonheur illicite des autres comporte de nombreuses descriptions verbales détaillées de l’art visuel d’Unni, créant en substance ses propres histoires dans d’autres histoires. Les amis du garçon sont plus ou moins bien renseignés sur sa personnalité ; cette quête dessine des cercles concentriques qui se rapetissent au fur et à mesure que l’on approche de la vérité.

Chacun fournit au père une preuve supplémentaire, jusqu’au dernier, appelé «le cadavre», qui est Somen, un jeune profondément dépressif qui croit connaître la vérité au sujet de la philosophie d’Unni. La perception de cette vérité est complexe et ceux qui approchent de l’illumination sont les plus dangereux psychologiquement. Oussep consulte même un célèbre psychiatre qui a souvent discuté avec Unni et qui lui dit : «Et si Unni avait été capable de voir plus loin que les autres ? Et s’il avait vu le monde sous une forme qu’il était incapable d’expliquer ?» (p.298).

Le tout donne une œuvre exceptionnellement bien écrite, habilement organisée et attrayante. La prose de ce roman est claire, sèche et pleine d’esprit. Bien que malheureux, les personnages semblent résignés et prennent la vie avec une philosophie tout orientale. Manu Joseph parvient même à nous faire sourire, voire rire...

Eliane Mazerm
( Mis en ligne le 24/03/2014 )
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