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Littératureet Romans & Nouvelles  

Les Loups à leur porte
de Jérémy Fel
Rivages 2015 /  20 €- 131  ffr. / 434 pages
ISBN : 978-2-7436-3324-0
FORMAT : 14,1 cm × 20,7 cm

Monstres et monstruosités

«Connaissez-vous le croque-mitaine ?
Miton, miton, mitaine
Il a deux grands yeux perçants
Une grande bouche, de grandes dents…
»


On entre dans le premier roman de Jeremy Fel par de multiples portes : des chapitres portant chacun le nom d’un personnage et, de prime abord, sans liens immédiats les uns avec les autres. Cette apparence de nouvelles à la structure kaléidoscopique tisse en réalité un réseau d’histoires terrifiantes qui s’imbriquent à travers des époques et des lieux distants (Nantes, le Kansas, San Francisco, Annecy, New York ou l’Indiana) tout en liant intimement le destin des personnages. Cette construction particulière, au fur et à mesure de la lecture, resserre les mailles du filet autour du thème de la violence de manière oppressante et renforce l’impression de malaise.

Le récit de Jeremy Fel alterne visions horrifiques et descriptions réalistes et crues dans un style rappelant les «thrillers» américains aux limites du «gore», mettant en scène «serial killers», sociopathes ou meurtriers occasionnels. Chaque personnage fait un cauchemar récurrent, qui se révèle être en fait un souvenir, habile procédé qui fait progressivement monter la tension et rend floue la frontière entre fantasme et réalité.

Le leitmotiv qui relie ces récits est la métaphore du «monstre» : être sombre et nu aux yeux de braise, tantôt nommé Croque-mitaine menaçant les enfants désobéissants («Claire») ou «wendigo», le monstre cannibale des légendes des Indiens Algonquins («Damien»).

Stephen King, dans son essai Anatomie de l’Horreur, décrivait les mécanismes du genre horrifique et son influence sur la culture américaine au travers des différents media (radio, cinéma et littérature). Il en définit les trois figures principales qui servent de modèles archétypaux : le vampire, le loup-garou et la créature sans nom dont l’exemple serait «Frankenstein». La figure que Jéremy Fel privilégie semble une déclinaison du loup-garou, caractérisé par sa violence, son animalité, la marque de ses morsures et son ingestion de chair humaine. Ce monstre apparaît de façon récurrente dans les cauchemars des différents personnages, reconnaissable par sa noirceur, ses dents acérées et les lueurs diaboliques émanant de ses yeux.

Si les monstres ont toujours existé dans la littérature, c’est dans les romans Gothiques du XIXe siècle que sont apparues ces figures particulières décrites par King, en même temps que se développaient les études psychanalytiques. Les monstres ne sont alors plus compris et décrits comme une menace extérieure mais comme l’incarnation des pulsions les plus sombres de l’Homme, la transgression des tabous et des valeurs sociales ou morales.

Les personnages de Jeremy Fel sont tous sous l’emprise du mal : certains en seront les victimes innocentes, d’autres des prédateurs en puissance. Ils sont souvent victimisés à l’âge fragile de l’enfance ou de l’adolescence, lorsque les peurs et les pulsions sont encore confuses et en devenir incertain. Les figures dévorantes du roman, les «loups» du titre, subtilement amenées dans l’imagination du lecteur, prennent les traits des monstres plus contemporains et coutumiers de la littérature ou du cinéma d’horreur : meurtriers sadiques, violeurs ou tortionnaires d’enfants.

Même si les monstres, par définition, sont singuliers, et ne se reproduisent pas, Jeremy Fel conduit son récit comme une suite de filiations presque diaboliques qui conduit à une reproduction infinie de la violence. Et du Mal comme banalisation, parfois comme fascination et avant tout comme «genre».

L’auteur, à la fin du roman, nous laisse-t-il sur une note d’espoir ou serons-nous une fois de plus emportés par la suprématie de la sauvagerie humaine ?

Sylvie Koneski
( Mis en ligne le 07/09/2015 )
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