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Littératureet Romans & Nouvelles  

Tribus modernes
de Jérôme Baccelli
Le Rocher 2008 /  15 €- 98.25  ffr. / 160 pages
ISBN : 978-2-268-06620-2
FORMAT : 13,5cm x 21cm

Date de parution : 25/08/2008.

Auteur du compte rendu : Ancien élève de l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, agrégé de Lettres Modernes, Fabien Gris est actuellement moniteur à l’Université de Saint Etienne. Il prépare une thèse, sous la direction de Jean-Bernard Vray, sur les modalités de présences du cinéma dans le roman français contemporain.


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Étrange texte que ces Tribus Modernes, premier roman d’un informaticien français résidant à San Francisco. Jérôme Baccelli cherche à retracer la généalogie de notre civilisation occidentale contemporaine, en s’attachant plus particulièrement à la civilisation américaine, modèle et fer de lance de toutes les autres. Construit en trois parties, le roman aborde successivement la conquête de l’Ouest avec ses pionniers et ses chercheurs d’or, l’essor de la civilisation urbaine, et enfin la généralisation de la sphère informatique, caractérisée par la dématérialisation des échanges entre les hommes.

Le mouvement du livre est révélateur : notre monde s’achemine vers l’évanescence et le vide. Débutant par l’évocation de la matière, du monde concret et tangible (l’or, le pétrole, le bois, l’eau… grâce auxquels les hommes tiraient leur subsistance et le sens de leurs actions), le texte s’achève sur l’impalpable et «l’éthéré» vers lesquels nous conduisent les ordinateurs. Aux voyages épiques des pionniers succèdent les fils invisibles de l’Internet, les absurdes «messages faits de vent» (p.139) de nos boîtes électroniques.

Pour exprimer ce postulat historique et philosophique intéressant, Jérôme Baccelli choisit d’adopter un ton sentencieux, qui confère une dimension solennelle et mythique à ce parcours. Tribus Modernes, dans sa grandiloquence, dans son usage systématique des périphrases, et dans son point de vue généralisant, semble d’ailleurs prendre pour modèle stylistique rien moins que le Texte biblique. Le livre révèle alors ses limites. Trop bref pour composer une véritable fresque, trop elliptique pour se poser comme un essai, refusant l’ironie comme la satire, le texte semble se chercher et n’évite malheureusement pas quelques naïvetés convenues sur le déclin de notre monde, souvent énoncées avec lourdeur («On préférait relater en détails la cérémonie des Oscars plutôt que la lente et silencieuse avancée du désert de Gobi», p.144). Le recours à quelques figures récurrentes (le pape Léon XIII et ses visions apocalyptiques, un mendiant indien chaman qui erre symboliquement dans la Silicon Valley) ne fait que renforcer l’impression d’artificialité de l’ensemble et le caractère «forcé» de la démonstration.

Maladresses d’autant plus regrettables qu’à certains moments le texte arrive à saisir avec acuité quelque chose de notre modernité : c’est le cas des passages sur l’histoire et la nature profonde des outils informatiques. Jérôme Baccelli associe de façon très convaincante le technologique et le fantomatique. Ces nouveaux objets ne sont pas innocents dans le processus de fragmentation et d’évidement de notre société, et cela en participant activement à la défaite de l’écrit et du langage. Le texte acquiert dans ces passages une véritable fonction de révélateur, et dépasse les stéréotypes sur «notre-monde-qui-va-mal-et-qui-perd-ses-valeurs». Malheureusement, la réflexion reste à l’état d’ébauche, et les questions demeurent : quels impacts auront Internet et les nouvelles technologies sur la littérature, et plus largement sur le langage et les rapports humains ? C’est sur ce point que Tribus modernes aurait pu faire sentir son urgence et sa véritable nécessité : en tant que fragile objet de langage, petite pierre de résistance dans l’univers dématérialisé et aphasique du Tout-Ordinateur.

Fabien Gris
( Mis en ligne le 10/09/2008 )
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