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Littératureet Essais littéraires & histoire de la littérature  

Céline en chemise brune
de Hanns-Erich Kaminski
Allia 2019 /  7 €- 45.85  ffr. / 96 pages
ISBN : 979-10-304-1058-7
FORMAT : 13,0 cm × 17,0 cm

Quand Kaminski taillait un costume à Céline…

Le premier pamphlet contre Céline, Céline en chemise brune, a été publié par Hanns-Erich Kaminski en 1938 aux Nouvelles Éditions Excelsior. Il connut une certaine fortune car il a depuis été repris chez Plasma (1977), Ivrea (1983) et Mille et une nuits (1997). Mais c’est l’enseigne d’Allia qui peut se targuer d’en proposer l’édition la plus fiable sur le plan philologique – ce qu’ils ont eu la modestie excessive de ne rappeler nulle part dans le volume – car, au contraire des autres versions, le texte présenté ici l’est impeccablement et ne souffre d’aucune erreur de mise en page.

Libertaire, biographe de Bakounine, témoin de la guerre d’Espagne (avec Ceux de Barcelone, édité en 1937 par Denoël), Kaminski s’en prend à Céline au lendemain de la publication de Bagatelles pour un massacre. Son brûlot passera inaperçu au moment de sa sortie, mais il est cependant des plus intéressants : d’une part parce qu’il paraît du vivant de Céline, alors au faîte de sa gloire, et d’autre part parce qu’il préfigure avant guerre les accusations qui lui seront adressées encore aujourd’hui, concernant sa collusion avec le nazisme.

Dans la scène inaugurale, Céline est dépeint en plein désarroi, écumant d’être adulé quand il se voudrait la victime de la détestation générale. La suggestion de se trouver une haine, en se lançant dans la croisade pour les Aryens, lui est soufflée par… Paul Morand, qu’il rencontre sur un marché aux puces, en tractation avec deux brocanteurs juifs dans l’espoir d’obtenir un siège à l’Académie !

Ce ton de parodie romanesque alterne avec des analyses plus fouillées, où Kaminski aligne, sur un mode subjectif, ses griefs envers Céline. «J’ai été un grand admirateur de Céline, j’aurais aimé le rester», confie-t-il, «Mort à crédit était – et reste – pour moi un des livres les plus puissants de notre temps, car il explore les régions inconnues de l’âme humaine et les décrit de la façon la plus vigoureuse. L’opposition entre le rude langage et l’atmosphère mélancolique du livre le rend pour mon goût encore plus beau. Comment ne pas discerner à travers ses horreurs un cœur en peine qui est bien celui de l’auteur ? En vérité, il m’inspirait une sorte de compassion».

Expliquant que ce fut avec Mea culpa que s’établit la rupture avec le tour réactionnaire de la prose de Céline, Kaminski poursuit : «Que l’on ne dise pas que l’écrivain est un aveugle qui tâtonne dans l’obscurité, poussé et guidé par des impressions qui se transforment en idées claires comme à son insu. On ne crache pas une œuvre d’art. Sans connaître les méthodes de travail de Céline, je suis sûr que tout ce qu’il produit, lui aussi, est le fruit d’un labeur acharné et patient. Certes, savoir comment les idées jaillissent reste un mystère impénétrable, mais l’artiste se révèle en les travaillant, et c’est précisément ce travail qui fait de l’écrivain l’être le plus consciencieux et le plus conscient. Aussi faut-il reconnaître que Bagatelles a une portée politique dont l’auteur se rend compte, d’autant plus que sa tour d’ivoire est un dispensaire à Clichy».

Cet extrait nous éclaire : ce que Kaminski ne pardonne pas à Céline, c’est moins d’avoir choisi le camp des antisémites que d’avoir trahi «ses instincts, ses origines, ses expériences, son métier», soit cette image de médecin des pauvres qui assimilait Céline à un écrivain du peuple, donc de gauche. Plus dru en somme que les allégations selon lesquelles il serait stipendié par la Gestapo («La Maison Brune») ou que ses divagations seraient de véritables incitations au pogrom, tombe le reproche de l’autosatisfaction nourrie par Céline, du Culte indéfectible de son Moi : «Jamais le doute, ce doute qui est l’ombre de l’esprit, n’effleure cet intellectuel. Même quand il parle des souffrances de son passé, il le fait comme tout parvenu en se vantant du chemin qu’il a parcouru, de l’argent qu’il a gagné, sans un regard de sympathie ou de compassion pour les compagnons dont il s’est détourné en cours de route. C’est l’ouvrier devenu patron, dur et sans pitié pour la masse d’où il est sorti». Le verdict est sans appel, et on y devine, derrière l’évocation des «compagnons», la déception de l’anarchiste face à l’attitude d’un individu qu’il identifiait comme un frère en humanité.

Malgré la puissance de sa charge et sa lucidité à maints égards, Kaminski ne provoquera pas de réaction de la part de Céline. Rappelons que ce dernier n’était pas encore à l’époque l’homme de lettres qui courait jusqu’au Danemark «l’article 75 au fias». Il nommera une fois Kaminski, dans L’École des cadavres, pour lui octroyer magnanimement le rang d’étron dans lequel tremper sa plume. À en croire l’universitaire juif Milton Hindus, qui aborde devant lui «le livre de Kamenski» (sic) lorsqu’il lui rend visite à Korsör, Céline se serait exclamé : «C’était un Juif polonais, un journaliste qui m’admirait. Il m’avait d’abord dédié quelque chose, comme Sartre, d’ailleurs. Et puis pendant la guerre civile espagnole, il m’a pris en haine. Mais son livre est ennuyeux. Aucun intérêt. Si quelqu’un m’attaquait de façon spirituelle, je l’inviterais à ma table, parce qu’il serait de ma famille».

Pourtant, à en juger par les «foudres et flèches» qui suivront, Céline savait bien peu qu’il avait évincé là l’un de ses plus honnêtes convives…

Frédéric Saenen
( Mis en ligne le 12/04/2019 )
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