L'actualité du livre
Littératureet Poésie & théâtre  

Le Guide des bars et pubs de Saguenay
de Mathieu Arsenault
Le Quartanier 2016 /  10 €- 65.5  ffr. / 60 pages
ISBN : 978-2896982486
FORMAT :  19,8 cm x 14,8 cm

Zitologie de l'ordinaire

.''Dans le bar d'ceux qui prennent tôt le train
Certains boivent leur café à emporter
Deux s'assoient sans sucre
Faible participation aux primaires de gauche et gel
Y a mon beau-frère malade
Mais le train pour l'hôpital il part pas
La perruquée aux gros cils tape sur le perco
Et informe que les toilettes sont réservées
même aujourd'hui
à la clientèle merci.''

Ce mauvais poème n'est pas un succédané des Poésies documentaires complètes de Pierre Mac Orlan mais une tentative désinvolte, par l'auteur de cette recension, de mise en application de la méthode que nous propose Mathieu Arsenault dans Le Guide des bars et pubs de Saguenay, petit opuscule double publié aux éditions Le Quartanier (2016), après une résidence d'auteur. Double car, en vis-à-vis, comme dans un bilingue pour apprenants, l'auteur a placé un essai théorique et des poèmes appliqués. Le premier, enlevé, précis, emporte l'adhésion de l'intelligence. Les seconds, techniques, impressionnent le regard intérieur, l'oeil de l'esprit, ce je-ne-sais-quoi psychologique des philosophes anciens et des opticiens du Moyen Âge - on les engloutit comme des shots et tout à coup les scènes se représentent. C'est du bel ouvrage.

Arsenault part du constat que le cinéma direct, fer de lance de la création québecoise dans les années 1950, est mort, et avec lui la possibilité de saisir le réel ordinaire. «Les caméras ne filment plus aujourd'hui que des formes de fiction, qu'elles soient conférence de presse pour les réseaux d'information ou autofiction pour les réseaux sociaux» (p.24). La télé-réalité, plus grossièrement que tout, systématise la médiatisation de l'ordinaire, sa mise en scène. Mais la conscience de l'image est telle que nul ne peut plus, même s'il le désire, être «naturel» devant une caméra.

Paradoxalement, le téléphone portable (ce même instrument qui avec les selfies a provoqué la massification des images qui artificialisent l'ordinaire de soi) offre à quiconque la meilleure des discrétions. «Il est devenu moins étrange de voir cet inconnu installé seul au bar tête baissée interagir avec sa machine que de le voir tête relevée en train d'observer son environnement» (p.26).

L'outil détermine la forme d'écriture : le vers par la force des choses. «Je ne m'en rendais pas compte encore, mais ce que j'écrivais avait pris une forme différente. Noter in situ demande une écriture plus sténographique que narrative. Les sauts de ligne permettent de séparer les éléments sans les introduire et conviennent bien à la taille de l'écran de mon téléphone» (pp. 10 et 12). On en déduira que la marque du téléphone - taille de l'écran, forme du clavier - est susceptible d'influer sur le grain du texte, comme jadis les boitiers et les focales faisaient des images différentes (le poème ci-dessus a été fait avec un écran orienté à l'horizontale). L'outil se met au service d'une grammaire du regard (ou plutôt, de l'écoute), destinée à aiguiser l'attention de l'observateur non participant. Ou participant malgré lui, car c'est la plus grande altérité que recherche Archenault, une altérité radicale aux autres, qui le prémunisse d'un réflexe empathique : plaquer des «tropes d'existence» (des récits hypothétiques, qu'ils soient sociologiquement probables, ou fictivement subversifs) sur les sujets qui l'entourent. Ils n'ont pas d'histoire, ces êtres, au-delà des micro-événements qui se produisent dans le bar, et qui appartiennent plus au bar lui-même qu'à leurs auteurs. Ce travail rejoint d'ailleurs sans le dire tout à fait la vaste mode des topographies vivantes, des cartes sensibles, etc, qui sature les appels à candidatures des résidences de création. Capturer dans «une vision périphérique» ceux qui habitent les bars, les transcrire avec plus d'efficacité que de lyrisme, permet sans doute de restituer quelque chose de l'âme des lieux, intimement imbriquée à l'ordinaire de ce qui s'y passe.

Ce projet, donc, est mis en oeuvre en même temps qu'il est commenté par la page de droite, la meilleure, mais dont il ne saurait être question ici. L'attention portée à la chasse, au découpage discret des pages, fait hommage à la maîtrise du rythme dont Arsenault fait preuve et que les derniers mots du texte incriminent : jazz expérimental.

David-Jonathan Benrubi
( Mis en ligne le 30/01/2017 )
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