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Littératureet Policier & suspense  

Les Enquêtes de Philip Marlowe
de Raymond Chandler
Gallimard - Quarto 2013 /  28.50 €- 186.68  ffr. / 1298 pages
ISBN : 978-2-07-014104-3
FORMAT : 13,8 cm × 20,5 cm

Trad. de l'anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel, Geneviève de Genevraye, Janine Hérisson, Simone Jacquemont, J.-G. Marquet, Henri Robillot, Renée Vavasseur, Boris Vian, Michèle Vian et Chantal Wourgaft

Traductions révisées par Cyril Laumonier (à l'exception de celles de Boris et Michèle Vian)


Un humaniste désabusé

Prénom : Philip
Nom : Marlowe
Profession : détective privé
Signes particuliers : Célibataire, loup solitaire, fauché. Aime l'alcool, les femmes et les échecs.
Père : Raymond Chandler

En peu de mots, on taperait sur une fiche de police ces caractéristiques qui constituent l'ambiance des romans policiers de Raymond Chandler (1888–1959). Des romans noirs, aussi noir qu'un café sans sucre par l'un des pères de ce genre fort célèbre (avec les romans de Dashiell Hammet). La plupart ont été adaptés au cinéma, notamment son premier roman Le Grand sommeil par Howard Hawks (1946) avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall, Adieu, ma belle (1944) d'Edward Dmytryk, ou La Dame du lac (1950) de Robert Montgomery, ce dernier étant entièrement filmé en caméra subjective. A cela, il faut ajouter la foisonnante inspiration qu'il a suscitée comme pour Chinatown (1974) de Roman Polanski ou Le Privé (1972) de Robert Altman. Raymond Chandler fut aussi le scénariste d'Assurance sur la mort (1944) de Billy Wilder, du Dahlia bleu (1946) de George Marshall, et de L'Inconnu du Nord-Express (1951) d'Alfred Hitchcock, entre autres.

La mythologie entourant les États-Unis plongés dans l’après crise de 1929 est puissante et innerve l’œuvre de Chandler : un climat poisseux où la nuit prédomine, des meurtres, des rues peu éclairées, des femmes troubles ou fatales, et bien sûr le détective solitaire de Los Angeles. Philip Marlowe (nom donné en l'honneur du dramaturge élisabéthain Christopher Marlowe) enquête, revenu de tout, désabusé sur la condition humaine. L'ambiance est clairement pessimiste, résurgence lointaine de l'expressionnisme allemand. Tout un univers particulier s'appréhende ainsi au long de ces sept romans. Successivement : Le Grand Sommeil (traduit par Boris Vian), Adieu ma jolie, La Grande Fenêtre, La Dame du lac, La Petite Sœur (Fais pas ta rosière !), The Long Goodbye (Sur un air de navaja) et Playback (Charades pour écroulés). Tous ces titres sont fondés au départ sur des nouvelles. Seul Playback provient d’un scénario qui ne fut pas produit.

Dans ces romans qui varient peu dans la forme et le fond, l'écriture de Raymond Chandler est sèche, riche en annotations et métaphores rudes et décalées, un humour grinçant et pince-sans-rire. Par exemple, dans Adieu ma jolie : «Elle était blonde ; belle à pousser un évêque à défoncer un vitrail à coups de pied, pour guigner par le trou» ; ou : «L’odeur de cuisine était si forte qu’on aurait pu bâtir un garage dessus». Ces traits d’esprit si particuliers relèvent tout à fait du caractère solitaire de Marlowe, une manière froide et sèche de distancer les événements.

Ce personnage est une figure qui dépasse le cadre du roman noir proprement dit et prouve combien l’Europe et les États-Unis ont subi un cataclysme moral, une perte de confiance en l’humanisme et la démocratie (contemporaine d'ailleurs de la découverte de l’inconscient freudien), toute une part d’ombre révélée à la fin de la Première Guerre mondiale et qui s'illustrera de la façon la plus singulière dans l’expressionnisme allemand (Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang, etc.). Louis Ferdinand Céline avec Voyage au bout de la nuit en est une autre expression, certes fort différente. Les sept romans de Raymond Chandler constituent bel et bien un autre voyage dans la nuit noire, au pays des paumés, des malfrats, d'hommes corrompus et de femmes dévorées d’ambition, tous rongés par une passion mortifère. Une humanité triste et de ce fait banale, avec parfois quelques êtres d'exception.

Car malgré son individualisme forcené et désabusé, Philip Marlowe incarne un dernier bastion de l'intégrité morale face à ce monde menacé et détruit, une morale qui n’est ni avenante ni lyrique mais solitaire et lunaire. On peut lui reprocher un manque de confiance dans la nature humaine mais cette attitude surgit d’un refus des illusions, que celles-ci soient politiques, idéologiques ou moralisantes. La vie d’un homme seul luttant contre le mal...

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 16/12/2013 )
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