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Heinrich Kühn - A la recherche de la photographie parfaite
de Monika Faber et Astrid Mahler
Hatje Cantz 2010 /  49.8 €- 326.19  ffr. / 280 pages
ISBN : 978-3-7757-2570-5
FORMAT : 25,7cm x 30cm

L'auteur du compte rendu : Alexandra Person est diplômée en histoire de l'art (Master I,II Université Paris-IV la Sorbonne). Elle a plus particulièrement étudié l'art officiel et la propagande sous la colonisation française. Elle participe actuellement à la gestion d'une collection privée d'art moderne et contemporain.

Exposition :

- Vienne 11 juin-12 septembre 2010
- Musée national de l'Orangerie, Paris, 19 octobre-23 janvier 2011
- Museum of Fine Arts, Houston, 6 mars-30 mai 2011


Absolument pictorialiste

À l'occasion de l'exceptionnelle exposition internationale "Heinrich Kühn, à la recherche de la photographie parfaite", qui rassemble les collections de l'Albertina de Vienne, du Musée d'Orsay et du Museum of Fine Arts de Houston, les éditions Hatje Cantz publient un ouvrage sans précédent sur la vie et l'œuvre du photographe autrichien Heinrich Kühn (1866-1944). L'ouverture de la succession de l'artiste a permis un travail de recherche mené depuis plusieurs années par Monika Faber et Astrid Mahler de l'Albertina de Vienne. Cette monographie qui traite avec exhaustivité des périodes succédant à sa réputation de figure incontournable du pictorialisme entre 1894 et 1910, permet d'apprécier l'ampleur et la complexité d'une œuvre, jusqu'ici restreinte à sa fulgurante et brève renommée au tournant du siècle dernier.

C'est pourtant en dilettante qu'Heinrich Kühn emprunte la voie de la photographie. Né à Dresde le 25 février 1866 au sein d'une famille bourgeoise de commerçants, il se destine à une carrière scientifique en s'inscrivant à la faculté de Médecine de Leipzig (1885), puis à celle d'Innsbruck (1888). Exempt des difficultés financières, grâce à la rente que lui verse son père, il peut se consacrer à ses loisirs, dont la photographie, qu'il pratique assidûment lors de ses randonnées en haute montagne. À la mort de son père en 1893, il hérite de la fortune familiale et abandonne définitivement ses études pour se vouer à la photographie.

À cette époque, la constitution de groupes et de clubs élitaires réservés à la bourgeoisie cultivée est très courante en Europe. Heinrich Kühn intègre officiellement le Camera Club de Vienne en 1895 et participe à L'Exposition internationale pour la photographie amateur de Berlin en 1896. Ses photographies sont immédiatement remarquées et font l'objet de commentaires publiés dans des revues. Fort de ce succès, il fonde en 1897 avec deux de ses amis photographes rencontrés au Camera Club, Hugo Henneberg et Hans Watzek, le Trifolium (ou "Kleeblatt" qui signifie trèfle).

Par cet acte dissident, le trio entend se distinguer à la fois du professionnalisme et de l'amateurisme, en soutenant la photographie d'art qu'ils appellent de leurs vœux. Car contrairement à d'autres disciplines, comme le rappellent les auteures, la photographie, reflet précis et détaillé de la réalité, n'est pas considérée comme un art. Ils rejoignent ainsi les rangs du pictorialisme, courant photographique qui s'est propagé en Europe à la fin des années 1880 et qui vise essentiellement à faire rivaliser la photographie avec la peinture. Évitant l'écueil d'un raccourci trop simpliste entre pictorialisme et imitation de la peinture, Monika Faber et Astrid Mahler nuancent et précisent la complexité des motivations de ce courant, auquel est assimilée l'œuvre de Heinrich Kühn. En effet, il s'agit moins d'imiter stricto sensu la peinture que de doter la photographie d'un langage formel qui lui soit propre, mais inspiré de la subtilité de certains effets picturaux, tels qu'on peut les observer dans les dessins ou les tableaux. C'est notamment le cas du flou, des ombres et des variations. Or d'après Kühn, "la photographie ordinaire ne peut sélectionner qu'un groupe de tons, une octave." (cit.p.23). Il est donc nécessaire de rénover la photographie en accordant une place fondamentale à la recherche de nouveaux procédés inhérents au médium. L'expérimentation perpétuelle de nouvelles techniques - dont les modes opératoires sont judicieusement détaillés dans un glossaire de technologie photographique placé à la fin de l'ouvrage - doit satisfaire l'idéal d'une photographie qui puisse faire l'effet d'une peinture. À cet égard, la découverte du tirage à la gomme bichromatée, mis au point par Robert Demachy en 1895, est une véritable révélation pour Heinrich Kühn qui l'utilise dès 1896. Ce procédé largement répandu chez les pictorialistes, et très prisé par Heinrich Kühn, a la particularité d'atténuer les contours en produisant une sorte de flou dont l'effet et le grain s'apparentent singulièrement au dessin.

Favorisant la recherche de l'effet pictorialiste sur le sujet, Heinrich Kühn se cantonne plutôt à des compositions simples, mais toujours savamment orchestrées. Il entame sa carrière avec des photographies de grand format représentant des paysages très dépouillés confinant à l'abstraction, en conformité avec la peinture de son temps dont il a une parfaite connaissance. Citons par exemple la superbe Soirée au bord du canal de Schleissheim (1899) reproduite en double page au catalogue. Il fréquente en effet régulièrement les expositions et partage avec ses amis du Trifolium une profonde admiration pour les artistes de la Secession (1892,1898), notamment, Gustav Klimt et Ferdinand Hodler. En privilégiant des ambiances crépusculaires ou diffuses (Crépuscule, 1896, cat.3, Paysage d'été, 1897, cat.6, Scirocco, Avant l'orage), Kühn cherche des atmosphères sujettes à la mélancolie. Sentiment qui sublime l'effet d'étrangeté obtenu par le tirage à la gomme bichromatée. C'est avec le même souci de perfectionnisme qu'il aborde la série de portraits de ses enfants, à partir de 1900, qui représente quantitativement, comme le rappelle Astrid Mahler, la partie la plus importante de son œuvre. Avec la même rigueur qu'il traite le paysage, Heinrich Kühn prépare avec beaucoup de soins les séances où il fait poser ses enfants : Walther, Edeltrude, Hans et Lotte. Le sujet pris individuellement ou en groupe est subordonné aux recherches du photographe, le hasard et la spontanéité étant proscrits de ces séances où le moindre détail était fixé à l'avance (Walther et Lotte au chevalet, 1909, cat.92). Grâce aux archives, on apprend que Kühn avait d'ailleurs l'habitude de dessiner sa composition idéale. Mary Warner qui endossa le rôle de nurse aimante pour les enfants et de maîtresse à la mort de l'épouse de Kühn en 1905, fût un modèle essentiel pour le photographe qui exploita les qualités plastiques des chapeaux et des robes de l'époque, de style Biedermeier, pour l'Etude des gradations (1908, cat. 73, 74, 75, 76).

La rencontre avec Alfred Stieglitz en 1904, considéré comme le maître du pictorialisme avec Edward Steichen, amorce un véritable changement dans l'œuvre de Kühn. Stieglitz nourrit une grande estime pour le photographe autrichien, dont il a loué le talent en publiant des articles sur ses premières photographies de paysage et en exposant les œuvres du Trifolium dans sa galerie New-Yorkaise. La confrontation avec le pictorialisme américain encourage Kühn à utiliser la platinotypie qui produit des tons brun foncé et à rétrécir le format de ses photos pour en accentuer le caractère intime. La découverte des photographies de Gertrude Käsebier et de Clarence White, influence plus durablement l'œuvre de Kühn. Il réalise en effet qu'en élargissant le cadrage de la photographie la taille des personnages diminue et qu'il peut tout de même introduire une légère impression de mouvement, sans la part d'aléatoire et d'incongruité d'une photographie prise sur le vif. Plutôt que de composer avec les aléas des conditions atmosphériques ou certains indices de la vie contemporaine qui se sont introduits dans le champ de vision, il préfère arranger et simplifier une réalité qui heurte sa conception traditionaliste et fantasmée du monde. C'est à cette période qu'il s'essaye à des prises de vue par en-dessus ou par en-dessous (Descente, vers 1912, cat.106), à dessein non seulement de procurer une sensation de mobilité, mais également d'escamoter les interventions de l'homme sur la nature (Burgstall près de Brixen, 1915, cat 128). Ces photographies des années 1910-1912, sont paradoxalement, d'une grande modernité, et très souvent considérées comme annonciatrices de la Nouvelle Vision en photographie dans les années vingt.

Malgré tout, sa méfiance vis-à-vis de l'avant-gardisme, son obstination à perpétuer les formules éculées du pictorialisme, va définitivement l'isoler de la scène artistique internationale. Et c'est seul qu'il poursuit ses recherches, notamment par le biais des autochromes que Stieglitz lui avait rapportées d'un voyage en France, lors de retrouvailles organisées en Bavière avec Edward Steichen et Frank Eugene en 1907. Astrid Mahler note que «le travail avec le procédé autochrome fascina Kühn durant des années, plus qu'aucun autre photographe d'art de la scène internationale du tournant du siècle» (p.155). Il est enthousiasmé par l'expérimentation de ces plaques de verre qui ont la faculté d'exacerber les couleurs naturelles et de créer une tension chromatique génératrice de flou. Parallèlement aux portraits d'enfants, il entame une abondante série de natures mortes, qu'il expérimente jusque dans les années 1919-1920, avec des jeux d'ombres et de lumières, parfois par le truchement d'un verre ou d'un vase. Replié sur lui-même, Kühn se réfugie définitivement dans son œuvre : un monde immuable et vierge des assauts de la modernité.

Cette nostalgie affleure les pages de ce catalogue richement illustré. On est d'autant plus subjugué par l'élégance de ces photographies, d'une majestueuse simplicité, que l'extrême sophistication de leur réalisation nous est détaillée par les deux auteurs. Cette monographie d'une grande rigueur intellectuelle, n'élude aucun aspect de la vie et de l'œuvre de Heinrich Kühn. Ses idées réactionnaires et ses obédiences politiques avec le nazisme y sont notamment analysées. On peut néanmoins émettre une légère réserve sur la répartition, très inégale, des chapitres avec le choix d'une première section si dense qu'elle recèle la majorité des informations reprises et détaillées par la suite. L'ouvrage reste remarquable, à l'image d'une œuvre exigeante et perfectionnée.

Alexandra Person
( Mis en ligne le 04/02/2011 )
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