L'actualité du livre
Pocheset Histoire  

Le Chemin des Dames - De l'événement à la mémoire
de Nicolas Offenstadt et Collectif
Perrin - Tempus 2012 /  12 €- 78.6  ffr. / 785 pages
ISBN :  978-2-262-03700-0
FORMAT : 11,0 cm × 17,6 cm

Première publication en octobre 2004 (Stock - Les Essais)

L’auteur du compte rendu : Mathilde Larrère est maître de conférences en Histoire contemporaine à l'université de Marne-la-Vallée et à l'IEP de Paris.


Trois cent mille morts, […] combien de larmes ?

Que s’est-il passé au Chemin des Dames ? Sur cette zone du front, calme depuis 1915, un million d’hommes ont été assemblés début avril 17. Les rumeurs circulent : cette fois ce sera la bonne, l’offensive qui percera le front, qui donnera la victoire. On va envoyer les chars, pour la première fois, ce sera décisif. Mais l’offensive lancée le 16 avril par Nivelle se transforme, dès les premières heures, en un épouvantable calvaire. Les assauts, dans la neige et dans la boue, face à des pentes imprenables, sous le feu des Allemands en contre-haut, bien protégés dans un dédale de galeries insuffisamment détruites par l’artillerie, transforment l’espoir en boucherie.

Quinze jours après l’offensive, on compte 147 000 tués, blessés et disparus, les pertes s’expliquant notamment par l’insuffisance du service de santé. Les journaux de l’époque peinent à masquer le désastre. Dans les semaines qui suivent l’attaque, des mutineries éclatent dans la moitié des unités de l’armée française. Après guerre, la commémoration de la «bataille de l’Aisne» se fait discrète. Le Chemin des Dames et ses combattants n’auront ni les honneurs des commémorations officielles, ni l’intérêt des historiens. Ceux ci ne consacrent que de rares pages à la bataille, se perdent en querelles sur les responsabilités de Nivelle, et focalisent leur attention sur les mutineries dont ils voient une évidente conséquence de la défaite. Mais Dorgelès de demander à propos de la bataille perdue «Trois cent mille morts, cela fait combien de larmes ?»

Pour s’attaquer au Chemin des Dames, pour redonner à l’événement sa place dans la mémoire, dans l’histoire, il fallait un livre, et le travail de plusieurs historiens. Le Chemin des Dames est ainsi un ouvrage collectif : 32 contributions, 20 auteurs. Mais, pour une fois, ce n’est pas une juxtaposition d’articles ; c’est un véritable travail d’équipe. On perçoit la connaissance qu’ont les auteurs des autres contributions, les renvois sont pertinents, point de redondances inutiles, et une cohérence générale de l’ouvrage. Il y a bien un projet, auquel chacun prend part, parfois en livrant plusieurs articles – une récurrence de quelques auteurs qui charpente l’ouvrage.

Celui-ci interroge d’abord la bataille elle-même. Il en retrace les combats (infanterie, artillerie, aviation), les stratégies, les processus décisionnels politiques et militaires, les responsabilités, l’insuffisance sanitaire, les régiments français, les troupes coloniales, les Alliés. Les récits qui en sont faits, pendant, après. Mais, ce faisant, il nourrit une réflexion plus large sur la construction d’un événement, et, plus encore, sur celle d’un échec : en s’intéressant à la chanson de Craonne, aux récits immédiats produits par la presse, aux publications d’après guerre, aux monuments, peu nombreux, les auteurs montrent également combien il est difficile de commémorer une bataille perdue.

Mais la portée de l’ouvrage est plus grande : la démarche autorise une histoire large de la guerre, qui va des sensibilités aux expériences, des politiques aux représentations, des combats aux monuments aux morts. C’est toute la Grande guerre qu’interrogent les auteurs. L’ouvrage multiplie les approches, varie les échelles (avec notamment une partie consacrée à un parcours des lieux symboliques qui jalonnent le Chemin des Dames, pour tester, en réduction, les questions posées plus largement dans les autres parties), multiplie les types d’histoires (sociale, politique, des sensibilités, des représentations, de la mémoire, historiographie). Il s’autorise des démarches novatrices : les historiens se sont rendus sur le terrain, travaillent en connaissance des lieux, et l’apport heuristique de cette familiarité est évident. Il s’ouvre à d’autres mots qu’à la parole historienne : le livre offre également un témoignage de Poilu, un récit contemporain, une jolie nouvelle de Didier Daeninckx, un bel essai d’Arlette Farge sur les photographies de guerre.

Enfin, Le Chemin des Dames est un combat. C’est un combat d’historiens contre une facilité historiographique qui a toujours présenté les mutineries de 17 comme la conséquence de l’offensive ratée, sans jamais interroger cette causalité – ici largement remise en cause, cependant que l’histoire des mutineries s’enrichit d’une analyse fine de leurs origines, leurs raisons, leur sens, leur contenu et leur portée. Un combat pour redonner leur importance à ces mutineries, ramenées au statut de non événement par une historiographie récente qui ne voit dans la guerre que consentement patriotique. Un combat pour remettre au premier plan les hommes, les combattants, ce qu’ils ont senti, vécu, pratiqué, perçu, enduré et souffert, ce qu’ils ont écrit aussi. Les remettre au premier plan comme objet d’étude, mais aussi comme source essentielle du travail de recherche historique. Tout cela fait du Chemin des Dames un livre enrichissant, très émouvant par moments, mais surtout intellectuellement stimulant, ce qui n’est pas si fréquent…

Mathilde Larrère
( Mis en ligne le 30/10/2012 )
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