L'actualité du livre
Bande dessinéeet Historique  

Gilgamesh
de Jens Harder
Actes Sud - l'An 2 2018 /  19.80 €- 129.69  ffr. / 144 pages
ISBN : 978­2­330­09248­1
FORMAT : 19,5x30,5 cm

Le récit qui ne voulait pas mourir

Après avoir marqué la critique avec Alpha ...directions et le premier volume de Beta ...civilisations, Jens Harder interrompt un temps son grand projet pour dessiner une adaptation de l'épopée de Gilgamesh. Là encore, le travail impressionne par son ampleur. Harder ne délimite pas un espace narratif fidèle dans lequel il puisse improviser en toute liberté, comme l'ont fait, par exemple, Bonneval et Duchazeau dans leur Gilgamesh de 2004-2005. Cohérent avec son objectif de vulgarisation scientifique, il s'attèle tout bonnement à une démarche de docu-fiction.

Il s'agit donc ici, contrairement à Alpha et Beta qui se présentaient comme des essais en images, de donner l'illusion du documentaire. Harder tente de nous faire imaginer une bande dessinée de l'époque de Gilgamesh. Pour cela, il n'hésite pas à triturer le texte pour le lisser au maximum, et surtout convoque dans son dessin la forme du bas-relief. Les couleurs épousent celles de l'argile, comme si le livre n'était vraiment qu'une combinaison de tablettes, et le trait se confond avec le craquèlement de la pierre. Les lacunes originelles s'incarnent dans les espaces inter-iconiques et les obscurités, les contradictions, les répétitions sont conservées.

Pour appuyer cette impression d'archaïsme, Harder utilise les stéréotypes des formes anciennes de bande dessinée, faisant appel aux peintures murales égyptiennes comme aux récitatifs sous les vignettes hérités des images d'Épinal. L'épopée retrouve ainsi à la fois sa lisibilité moderne et son étrangeté ancienne, permettant au lecteur une rencontre particulière avec le récit. D'un point de vue graphique, la fusion entre gravures anciennes et représentations contemporaines est riche de sens.
Il ne s'agit pas pour autant seulement de faire illusion. En complément de l'ouvrage, un dossier documentaire nous donne les moyens de mieux comprendre, non seulement le contexte assyrien du développement de l'épopée, mais aussi la démarche même de Jens Harder, ses choix, ses difficultés et son imaginaire. Une façon de mettre à nu le travail narratif, au passé comme au présent.

Pourquoi n'en finissons-nous pas de redécouvrir Gilgamesh, inconnu il y a deux siècles, confidentiel au fil des décennies, et de plus en plus passage obligé de toute réflexion sur les mythes ? Comptant parmi les plus anciennes formes de récits à être parvenues jusqu'à nous, l'épopée du roi cruel est à la source de tant d'histoires qu'elle nous donne l'impression de revenir aux origines. C'est un des modèles de la Bible, du déluge et du jardin d'Eden ; c'est aussi l'occasion de réflexions politiques sincères, Harder n'hésitant pas par exemple dans sa postface à se référer à Trump et à Daesh ; c'est surtout le poème du rapport à la divinité, un miroir incontestable de l'humanité qui nous interroge sur le sens de la vie et de la mort. Gilgamesh errant en quête de l'immortalité, la mort d'Enkidu, Uta-Napishtî cherchant une nouvelle terre... Des images de la nuit des temps qui nous rejoignent dans notre modernité, comme une mythologie nouvelle.

Clément Lemoine
( Mis en ligne le 26/01/2018 )
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