L'actualité du livre
Bande dessinéeet Réaliste  

Le Gratte-Ciel - 102 étages de vie
de Katharina Greve
Actes Sud - l'An 2 2018 /  17.50 €- 114.63  ffr. / 56 pages
ISBN : 978-2-330-10895-3
FORMAT : 12,5x24 cm

Musée bâtisse

Le lien entre bande dessinée et architecture est ancien. Et l'image de la vignette en pièce domestique a déjà connu de nombreux avatars. Ibaňez, dans 13, rue del Percebe, a exploité l'idée pendant sept ans ; Brigitte Luciani et Colonel Moutarde l'ont repris plus brièvement, l'Espace d'un soir ; sans parler de tous ceux qui ont ponctuellement utilisé la contrainte, Manuel Vazquez, Fred, Marc-Antoine Mathieu ou Will Eisner.

Mais Katharina Greve va au bout de cette logique. Dans les 306 cases de ce petit volume, il n'est question que d'un seul immeuble en coupe, dont nous explorons les 102 étages l'un après l'autre. Le livre et le bâtiment ne font qu'un, avec un souci d'architecte puisque la dessinatrice va jusqu'à définir le plan de l'immeuble pour expliquer ce qui apparaît et n'apparaît pas dans sa coupe.
Pas de gestion du temps, dès lors, ou seulement le temps d'un bandeau, si des personnages se répondent. On peut donc lire le livre dans n'importe quel sens, puisque le temps se confond parfaitement avec l'espace. Nous voyons successivement ce qui se passe dans une famille et ce qu'en racontent les voisin : c'est souvent ce petit jeu qui fait le sel du livre, notamment quand il se joue à trois bandes, dans tous les sens du terme, et qu'il faut revenir en arrière pour comprendre de quoi il retourne.

D'abord pensé comme un blog hebdomadaire, le Gratte-ciel a fini par obtenir le prix Max und Moritz de la meilleure bande dessinée de langue allemande en 2016. Si le dessin, froid, s'accompagne de couleurs numériques qui peuvent rebuter au premier abord, la démarche et la finesse de l'auteure méritent d'être soulignées.
Il reste du support originel une kyrielle de mini chutes en fin de strip, c'est-à-dire d'étage : parfois drôles, parfois bien vues. Greve y pratique le renversement systématique et le décalage. Ainsi, le pire pour une victime de cambriolage est que les voleurs n'aient rien trouvé digne d'être pris ; tandis que la montée du niveau des mers n'a pas d'importance quand on habite au 9e étage. Le monde de Katharine Greve est un jeu d'échecs où les voisins sont tous des adversaires – ils ne font semblant d'être d'accord que pour mieux pourrir la logique ennemie. Les gens du Sagittaire sont tous superstitieux, et si on ne parle pas de la Ligue 1, on peut toujours parler de la Ligue des Champions.

Le livre vaut aussi pour sa conscience nette des enjeux politiques : le Gratte-ciel définit le monde contemporain, ses peurs, ses solitudes, ses absurdités. Rien d'étonnant à ce que les crises migratoires, le sexisme et l'environnement aient une place privilégiée dans les discussions. « Quand te décideras-tu à te faire enfin couper les cheveux, mon fils ? – Quand ça se fera en ligne. »
Un livre qui soit tout un immeuble, c'est sans doute le meilleur moyen d'y mettre toute une société.

Clément Lemoine
( Mis en ligne le 18/10/2018 )
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