L'actualité du livre
Bande dessinéeet Les grands classiques  

Spirou par Rob-Vel - Intégrale 1938-1940
de Rob-Vel
Dupuis 2013 /  24 €- 157.2  ffr. / 312 pages
ISBN : 978-2-8001-5706-1
FORMAT : 22x30 cm

Spirou et les héritiers

Pour les soixante-quinze ans de leur personnage fétiche, les éditions Dupuis mettent les bouchées doubles. Spirou est à l’honneur dans deux gros volumes très attendus, sous la direction de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault. Dans le premier tome de La Véritable Histoire de Spirou, nous redécouvrons l’histoire du héros et de son journal de 1937 à 1946. Et dans Spirou par Rob-Vel, nous assistons enfin à l’exhumation d’une archive majeure. L’intégrale de ses premières aventures, précédées d’une synthèse des dernières connaissances historiques.
Spirou est un des personnages majeurs de la bande dessinée francophone, et un des plus anciens toujours en activité. Ses aventures par Franquin sont un des canons indéboulonnables de la tradition belge, et certains récits de Jijé ou de Tome et Janry sont passés dans l’histoire du genre. Au point qu’aujourd’hui, chaque nouvel album est une gageure, et chaque reprise par un nouvel auteur l’objet de profonds débats esthétiques.
Mais dans cette effervescence, on oublie souvent le patriarche Rob-Vel, créateur du petit groom en 1938, et signataire de ses aventures jusqu’à la reprise en main par Jijé. A part une introuvable réédition en noir et blanc et quelques rares reprises incomplètes, les planches de cette période étaient invisibles. D’où l’importance de cette redécouverte, sur laquelle tout amateur de Spirou est obligé de se jeter.

Comme on s’en doutait, l’essentiel des planches de Rob-Vel n’ont pas la beauté de celles de ses successeurs. Elles ne sont pas aidées par la disparition des originaux, remplacés pour l’occasion par des reproductions des journaux déjà abîmés par le temps. Mais les dessins eux-mêmes sont parfois décevants. C’est une époque troublée que ces années 1938-1943, où le dessinateur, formé au studio américain par Martin Branner, confie d’emblée la réalisation de Spirou à son épouse et scénariste, Blanche Dumoulin, et à un camarade peintre, Luc Lafnet. À la mort de celui-ci, voilà Rob-Vel sous les drapeaux. Blanche confie la bande à des dessinateurs de passage, recopiant parfois les personnages tant bien que mal. D’où une première partie de volume en dent de scie, avec des changements de rythme et de style fréquents.

Dans la deuxième partie, le talent de Rob-Vel est plus marquant, dans la mesure où il reprend la main sur la série et y développe un univers personnel. Les aventures du boxeur La Puce, ou le voyage sur la planète des Zigotos, montrent bien la qualité de son travail, fantaisiste et cohérent. Le dessinateur s’amuse à multiplier les détails amusants, à travailler des gags récurrents, à intégrer un peu de satire dans son récit enfantin. Ces planches-là montrent un plaisir communicatif, et procurent un bain de nostalgie réjouissant.

Pourtant, d’une partie du livre à l’autre, on est surpris de voir à quel point toutes ces péripéties font corps pour annoncer, déjà, l’ambiance du Spirou classique. L’univers qu’on croyait codifié par Franquin puise bien ses racines dans ces récits biscornus, ces mélanges de genre et de dessins, d’ancrage dans le réel et de douce folie. Spirou a toujours été composite, fait de plusieurs expériences confondues. Alors que les notes de Rob-Vel et sa femme montrent bien qu’ils veulent en faire un héros d’aventure, les premières pages alignent des gags sur le thème du folklore belge (les Gilles de Binche, le pays minier, le défilé du roi...), avant de basculer brusquement dans un quotidien de globe-trotter. Ce mélange d’humour et d’aventure pose les bases d’une fantaisie que ne partageront jamais ni Tintin ni Lucky Luke.

Plus troublant encore : Sosthène Silly, un savant fou avec des ondes néfastes dignes de Zorglub; ou Jim, un cousin mal intentionné qui annonce Zantafio. Et encore des déguisements, un frère jumeau, des animaux prodiges, de l’exotisme colonialiste et des clins d’œil au lecteur. Franquin n’avait pas lu Rob-Vel, Jijé à peine : mais on sent l’empreinte du fondateur traverser indirectement les générations. D’autres détails surprennent, comme des collages inattendus avec l’univers de Spirou : cette atmosphère qu’on croirait tirée des Cigares du Pharaon, ou le Lotus Vert et la princesse Baba, deux jolies femmes d’avant la loi de 1949.

Ainsi, Spirou reprend ses racines, son ancrage dans une littérature populaire feuilletonesque qui allait, bientôt, n’exister plus qu’en bandes dessinées. Il était temps, enfin, de savoir sur quoi des générations de dessinateurs s’appuyaient inconsciemment les uns après les autres.

Clément Lemoine
( Mis en ligne le 27/01/2013 )
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