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Bande dessinéeet Les grands classiques  

Nancy - 1943-1945
de Ernie Bushmiller
Actes Sud - l'An 2 2013 /  39 €- 255.45  ffr. / 336 pages
ISBN : 978-2-330-02263-1
FORMAT : 21,5x21,5 cm

L’effet papillon

Les amateurs de comic strip classique peuvent se réjouir. Un nouveau compagnon du passé vient de débarquer sur les étagères des librairies, grâce aux bons soins de la collection Actes Sud – l’An 2.
Nancy distrait les lecteurs tout autour du monde depuis 1933 ; la série, indéniablement populaire, avait déjà atteint la France par voie de presse sous le nom d’Arthur et Zoé, mais elle manquait à notre bédéthèque contemporaine. Pourtant, le personnage est loin d’être inconnu, notamment parce qu’il a servi de support à une célèbre peinture d’Andy Warhol, en 1961.
Ce n’est pas un hasard si Warhol a choisi une case de Ernie Bushmiller pour sujet de sa toile. Il y a dans le visage de Nancy du graphisme à l’état pur. À l’instar de Tintin, on pourrait dire que son visage elliptique ne montre que le vide : deux prunelles noires, un trait horizontal en guise de nez, et des sourcils et une bouche pour étendre l’intensité des expressions. C’est peu. Ernie Bushmiller travaillait avec un vocabulaire particulièrement réduit, qui synthétisait le monde avec simplicité et fermeté. Souvent, il avait recours aux panneaux et aux étiquettes pour expliciter encore des traits réduits au minimum. Quelques rares images plus détaillées, comme ce gorille du 2 février 1943 ou ce clochard du 15 mars 1945, prouvent à quel point le reste de son style était construit. La sécheresse et la constance provenaient d’une sophistication calculée. La maquette de cette édition propose régulièrement des strips agrandis, respirations qui rappellent le geste de Warhol et montrent, s’il en était besoin, cette austérité du dessin.

Très logiquement, Bushmiller donnait à ses bandes une forte dimension visuelle. Chaque gag pourrait se réduire à une case-maître, une idée graphique qui oppose deux principes et surprend le lecteur. Le reste de la bande n’est là que pour insérer cette case dans une histoire. Ainsi, si Sluggo utilise un réverbère comme boule de cristal, c’est parce qu’un policier lui a confisqué sa boule d’origine ; et s’il déclare qu’il préférerait être une pieuvre plutôt qu’un lapin, l’explication nous est donnée en image.
L’enchaînement visuel se fait avec une grande efficacité, nous donnant l’impression d’une tranquille innocence. Certes, ces strips de 1943-1945 laissent entrevoir la guerre et ses difficultés. Mais comme le souligne la préface, cette Amérique est libre et opulente, une Amérique où les sodas et la télévision rythment la vie de tous les jours. Le retour régulier du thème de la défense du pays contribue à cette logique simple et directe. Nulle mauvaise conscience ne teinte le strip dans lequel Nancy veut effacer le Japon de la carte d’un coup d’obus.
C’est l’enfance à l’état pur, celle des nostalgiques et des Garçons Perdus. Nancy et Sluggo vivent dans un monde immuable, où les thèmes ne durent que quelques semaines avant de disparaître sans laisser de traces. Nancy adopte un singe, un cochon, mais les oublie aussitôt. Elle reste une icône, arborant sa chevelure ébouriffée et son ruban en papillon, bien avant que Daisy, Minnie ou Mafalda en fassent autant.

Nous sommes bien loin des Peanuts, autre bande à hauteur d’enfant. Schultz continuera de pratiquer l’épuration du trait ; mais ce sera au prix d’une revalorisation des dialogues, et d’un doute constant envers la société américaine et ses valeurs. Nancy apparaît au contraire comme un îlot d’optimisme, un monde joyeux qui nous plonge dans une enfance idéale.

Clément Lemoine
( Mis en ligne le 14/09/2013 )
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