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Histoire & Sciences socialeset Poches  

Histoire, Littérature, Témoignage - Ecrire les malheurs du temps
de Christian Jouhaud , Nicolas Schapira et Dinah Ribard
Gallimard - Folio histoire 2009 /  8.60 €- 56.33  ffr. / 405 pages
ISBN : 978-2-07-031428-7
FORMAT : 11cm x 18cm

L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Vauban : l'intelligence du territoire (2006, en collaboration), Les Ministres de la Guerre, 1570-1792 : histoire et dictionnaire biographique (2007, dir.).

Une Saint Barthélemy de dix-septiémistes

Christian Jouhaud et ses collaborateurs poursuivent l’entreprise de critique historique et historiographique commencée en 2007 avec Sauver le Grand-Siècle ? L’objet de l’enquête, c’est ce que le jargon universitaire nomme «écrits du for privé» (mémoires, récits, journaux intimes) et leur exploitation par les historiens. Son périmètre, c’est toujours le XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle.

La thèse des auteurs tient en deux propositions. La première est que la distinction entre «écriture littéraire» et «écriture administrative» ou «écriture documentaire» est largement arbitraire. L’écriture «brute», inconsciente d’elle-même, n’existe pas. Le «témoin» passif est un mythe : écrire, c’est agir. Tout scripteur écrit pour un destinataire, si l’on veut pour un public, qui peut être la famille, un ou des supérieurs, ou encore une postérité mal définie. Tout scripteur emploie des procédés de narration ou de style, même grossiers, qui doivent renforcer l’efficacité de son discours.

Les intendants de province qui veulent obtenir un dégrèvement pour leur généralité comme les auteurs de placets qui demandent pour leurs protégés ou pour eux-mêmes empruntent leurs effets à la tragédie pour attendrir qui les juges et qui les ministres. À y regarder de plus près, les prétendus témoins passifs se révèlent insérés dans les jeux de pouvoir : les mémorialistes écrivant dans la retraite brûlent de rentrer en grâce ; les obscurs Marais et Barbier, diaristes du règne de Louis XV, sont des familiers du clan d’Argenson, dont un membre tient lui-même un journal fort politique.

La seconde proposition de Christian Jouhaud et de ses collègues porte sur le travail des historiens. Elle affirme que l’écriture historique se détache difficilement de l’écriture littéraire. Les historiens usent et abusent des procédés de la rhétorique et n’hésitent pas, pour les besoins de la cause, à manipuler les documents sur lesquels ils s’appuient. Le texte cité, prétendue «chair de l’histoire», n’est souvent convoqué que pour produire un «effet de réel» et pour conforter un discours conçu a priori. La thèse brillante vaut toujours mieux que la thèse vraie, surtout si cette dernière produit peu d’impression.

Les auteurs, pour illustrer leur propos, décortiquent les écrits de quelques grandes figures de l’historiographie française du second XXe siècle : ceux de Marc Fumaroli sur les Mémoires aristocratiques, ceux de Pierre Nora sur les «Mémoires d’État», ceux d’Emmanuel Le Roy Ladurie sur Rétif de La Bretonne ou ceux d’Arlette Farge sur le crime et son châtiment. À les suivre, on comprend (si on ne le savait déjà) qu’en France le «grand historien» doit d’abord et surtout être un bon écrivain, et que la seule exploration besogneuse des archives ne suffit pas à ouvrir les portes du Collège de France ou de l’Institut.

Comme Sauver le Grand-Siècle ?, Histoire, littérature, témoignage est un essai particulièrement stimulant, surtout pour l’historien de profession. Pour autant, arrivé au terme de l’enquête, après tant de remises en cause des sources, après tant de «déconstruction» des discours historiques, un sentiment d’inachevé prévaut. On voudrait voir les auteurs s’affronter à leur tour, forts de leur posture critique, à l’histoire «au premier degré», monographique, factuelle, écrite au plus près des documents.

Nous donnerons donc à Christian Jouhaud et à ses émules le conseil que Catherine de Médicis aurait donné à Charles IX après la Saint Barthélemy : «Vous avez taillé, mon fils ; maintenant il faut coudre».

Thierry Sarmant
( Mis en ligne le 23/06/2009 )
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