L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Antiquité & préhistoire  

Le Mythe de Narcisse
de Maurizio Bettini et Ezio Pellizer
Belin 2010 /  15 €- 98.25  ffr. / 237 pages
ISBN : 978-2-7011-4992-9
FORMAT : 15cm x 21,5cm

Traduction de Jean Bouffartigue

L'auteur du compte rendu : Sébastien Dalmon, diplômé de l’I.E.P. de Toulouse, est titulaire d’une maîtrise en histoire ancienne et d’un DEA de Sciences des Religions (EPHE). Ancien élève de l’Institut Régional d’Administration de Bastia et ancien professeur d’histoire-géographie, il est actuellement conservateur à la Bibliothèque Interuniversitaire Cujas à Paris. Il est engagé dans un travail de thèse en histoire sur les cultes et représentations des Nymphes en Grèce ancienne.


Mort d’un jeune garçon en fleur

Les éditions Belin ont eu la bonne idée de créer une nouvelle collection sur les grandes figures mythiques, en traduisant dans un premier temps des ouvrages italiens de la collection «Mythologica» publiée par les éditions Giulio Einaudi, et dirigée par Maurizio Bettini. Ce dernier apparaît comme co-auteur de l’ouvrage sur Narcisse, avec Ezio Pellizer. Il nous offre, en préambule à l’essai sur le mythe, une nouvelle imaginant un Narcisse ayant survécu jusqu’à nos jours, car bénéficiant du même temps de vie qu’une Nymphe Naïade, à savoir neuf-mille-sept-cent-vingt ans. Il faut dire que Narcisse était le fils d’une Naïade, la belle Liriopé (Regard de lys), qui l’enfanta de l’étreinte du dieu-fleuve Céphise.

L’ouvrage s’attache ensuite à exposer l’évolution structurelle de ce mythe très connu, cherchant à examiner les transformations les plus significatives sur près de deux millénaires, à travers différents remaniements, reprises et variantes, dans les divers moyens d’expression de la création poétique, du récit allégorique aux arts figuratifs ou à la musique, en reléguant néanmoins au second plan les nombreuses interprétations psychologiques ou psychanalytiques. Développée surtout par Ovide, l’histoire de Narcisse ne paraît pas pouvoir se définir comme un mythe grec, malgré sa localisation à Thespies en Béotie.

La première partie du livre, «Histoires d’eaux et de nymphes», revient sur la généalogie aquatique du jeune héros, fils d’une Nymphe et d’un Fleuve. La plus ancienne source grecque sur Narcisse, Conon, à peu près contemporain d’Ovide, n’évoque cependant pas cette généalogie. L’œuvre de Conon n’a pas été conservée, mais a eu la chance d’être résumée dans la Bibliothèque de Photios, patriarche de Constantinople au XIe siècle. Narcisse est dépeint comme un beau jeune homme méprisant l’amour, et poussant au suicide l’un de ses soupirants, Ameinias. Celui-ci supplie la divinité de le venger, avant de se tuer. Narcisse aperçoit ensuite son propre visage dans une fontaine, et conçoit un étrange amour pour lui-même. Il croit qu’il endure de ce fait un juste châtiment divin, pour avoir méprisé l’amour d’Ameinias, et se suicide à son tour avec une épée. La fleur du narcisse naît de son sang. La version d’Ovide est à la fois plus détaillée et quelque peu différente. Le récit débute par la conception puis la petite enfance du héros. Sa mère, la Naïade Liriopé, interroge le devin Tirésias sur l’avenir de son enfant et s’entend répondre qu’il vivra longtemps à condition de ne pas se connaître. A quinze ans, Narcisse est d’une telle beauté que beaucoup de jeunes filles – telle la Nymphe Echo – et de jeunes gens s’éprennent de lui ; mais il les repousse. L’un de ses soupirants le maudit, prière qui est entendue de Némésis, déesse de la juste rétribution. A l’issue d’une partie de chasse, Narcisse aperçoit son reflet dans l’eau d’une source et en tombe amoureux, ne comprenant pas tout de suite qu’il s’agit de lui-même. Quand il se rend compte de sa méprise, désespéré de cet amour impossible, il se laisse mourir d’inanition et de consomption. Son âme continue à tenter de se contempler dans le Styx. Son corps disparaît et laisse la place à la fleur homonyme.

Le récit d’Ovide valut au personnage un succès immédiat dans les arts figuratifs, notamment dans de nombreuses fresques pompéiennes. Ovide semble être le premier à avoir lié Narcisse à Echo, condamnée selon lui par Junon à ne répéter que les derniers mots qu’elle entend, alors que d’autres sources la relient plutôt à Adonis ou à Pan. Echo n’est pas non plus sans ressemblance avec la Nymphe Lara, évoquée par Ovide dans les Fastes, condamnée au mutisme par Jupiter, et donc incapable, elle aussi, de communiquer. Pausanias rapporte quant à lui une version rationaliste du mythe, où Narcisse est amoureux de sa sœur jumelle, morte trop tôt. Il ne cesse alors de contempler son propre reflet, ayant l’impression de revoir le visage de sa sœur. Un commentaire de Probus aux Bucoliques de Vigile évoque un Narcisse fils d’Amarynthos, ayant vécu à Erétrie d’Eubée et non à Thespies de Béotie, tué par un certain Euppos ou Euippos, et dont l’histoire est associée à la tombe de Narcisse le Silencieux (sigêlos) près d’Oropos. Comme dans la version de Conon, son sang fait jaillir de terre la fleur du narcisse.

La deuxième partie de l’ouvrage, «Histoires de larmes et de miroirs», s’intéresse plutôt aux développements sur le mythe de Narcisse postérieurs à Ovide. On trouve des allusions chez Stace, dans la Thébaïde, mais aussi chez Philostrate et Callistrate. Dans les arts visuels, qui s’approprient également le mythe de Narcisse, il est question de beauté, de miroirs, de visages et de reflets. Les anthroponymes Narkissos ou Narcissus n’apparaissent pas avant la fin du Ier siècle av. J.-C., voire le début du 1er siècle ap. J.-C. Une statuette de Tanagra, du IIIe siècle av. J.-C., a cependant été interprétée comme un Narcisse, mais son authenticité a été contestée. Plotin a donné quant à lui une lecture néoplatonicienne du mythe, et l’on trouve d’autres allusions dans la littérature tardive des IIIe et IVe siècle ap. J.-C. Penthadius, Anthologie latine…). Il connaît une certaine fortune à l’époque médiévale, notamment grâce à Boccace ou à Planude de Nicomédie.

La troisième partie, «Symboles», élargit quelque peu le champ vers des réécritures post-antiques du mythe. Au Moyen-Âge, la dimension homosexuelle de l’attirance de Narcisse pour lui-même est niée au motif que la personne que le jeune homme croit voir dans la fontaine devient une jeune fille, fée ou Nymphe des eaux. Au XVIe siècle, un opuscule publié à Lyon relate la Description poétique de l’histoire du beau Narcisse, faisant naître le héros de Gaïa, la Terre. Tous les dieux tombent amoureux de lui, y compris Vénus, qui se cache dans l’eau de la source où le jeune homme va se désaltérer. Au siècle suivant, en Espagne, Calderon de la Barca donne quant à lui une place prééminente à la mère, Liriopé, dans sa comédie avec musique, chant et chœurs intitulée Eco y Narciso. Dans le livret pour œuvre musicale d’Apostolo Zeno, Il Narciso, le dénouement est heureux car Echo et Narcisse connaissent l’apothéose et se déclarent mutuellement leur amour. Il en va de même dans la version de Christoph Willibald Gluck, en 1779. Les représentations figurées sont aussi légion dans l’art baroque et l’art classique (ainsi chez Poussin). Ameinias ressurgit dans la bande dessinée contemporaine. Ezio Pellizer analyse aussi les thèmes de l’amour de soi-même (et ses prolongements psychanalytiques), la chasse, la nudité, l’eau, le feu (avec la flamme comme métaphore de la passion amoureuse), le miroir et le double, voire le symbolisme botanique.

En annexes figurent une anthologie des textes antiques sur le mythe de Narcisse, une bibliographie de neuf pages et un cahier iconographique commenté, sans parler de l’index des noms de personnes. L’ouvrage offre un large panorama sur le mythe de Narcisse, y compris dans ses développements les plus tardifs. Le fait qu’il s’agisse d’une traduction d’un ouvrage italien paru en 2003 conduit cependant à ignorer l’essai récent de Denis Knoepfler (La Patrie de Narcisse, Odile Jacob, 2010), qui offre une perspective très intéressante sur les origines du héros, le situant, sur la foi de témoignages épigraphiques sur une tribu Narkittis, plutôt en Eubée – du côté d’Erétrie et d’Amarynthos – qu’en Béotie – du côté de Thespies et de l’Hélicon. Ces deux livres parus la même année sont en tout cas complémentaires et fournissent à eux deux l’essentiel sur ce jeune héros mort trop jeune.

Sébastien Dalmon
( Mis en ligne le 22/12/2010 )
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