L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Moderne  

La Conjuration contre les carpes - Enquête sur les origines du décret de dessèchement des étangs du 14 frimaire an II
de Reynald Abad
Fayard 2006 /  20 €- 131  ffr. / 200 pages
ISBN : 2-213-62788-6
FORMAT : 15,5cm x 23,5cm

L'auteur du compte rendu : Elève conservateur à l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib), Cécile Obligi est l'auteur d'un mémoire de maîtrise d'histoire intitulé Images de Jean-Sylvain Bailly, premier maire de Paris, 1789-1791.

Comment la carpe se transforme en animal contre-révolutionnaire

Reynald Abad, auteur d’une thèse sur l’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime (Le Grand marché, Fayard, 2002), se penche sur les origines d’un décret révolutionnaire peu connu imposant l’assèchement immédiat de la quasi-totalité des étangs du pays, ainsi que la mise en culture obligatoire des terrains ainsi asséchés. Si les conséquences de ce décret ont été étudiées, sa genèse en revanche n’a jamais été sondée. Voté le même jour (14 frimaire an II) qu’un célèbre décret de la Terreur, il est passé inaperçu.

Procédant de manière toujours très claire et méthodique, l’auteur divise son propos en trois parties : la description des étangs sous l’Ancien Régime, les origines intellectuelles du décret (c’est-à-dire les débats académiques qui ont lieu sous Louis XVI), et, enfin, les circonstances politiques qui aboutissent à la traduction législative rapide d’un discours sur les étangs à travers le décret du 14 frimaire an II.

L’ouvrage commence par une mise au point – fort utile pour qui n’est pas versé dans les sciences agronomiques – sur la définition d’un étang (lieu de production piscicole façonné par la main de l’homme) et sur son fonctionnement, dont on laisse au lecteur le plaisir de découvrir les subtilités. Ces poissons (et surtout la carpe, très appréciée et rentable), qui servent principalement à l’approvisionnement des villes, font l’objet d’un commerce lucratif. La dernière étape de la culture, le vidage (évacuation de l’eau pour récupérer les poissons) est cruciale : elle comporte des risques d’inondations de terrains avoisinants, ainsi que de vol (le niveau bas de l’eau le facilitant). Après le vidage, l’étang subit très souvent des travaux de réparation et d’entretien durant lesquels il est utilisé pour le pâturage des animaux et la culture de céréales. Les conditions de création, d’inondation et d’entretien supposent d’importants moyens financiers et expliquent que les étangs se trouvent entre les mains de riches propriétaires, très souvent des communautés ecclésiastiques ou des nobles. C’est donc une activité lucrative mais aléatoire (les revenus peuvent varier fortement d’une année sur l’autre) et à risque.

Les 14 000 étangs français (chiffre très approximatif), principalement situés en Bresse, en Sologne et en Brenne, ne sont objet de débat que très tardivement, sous le règne de Louis XVI, et ce notamment à la suite de la publication de l’une des copies du concours proposé par l’Académie de Lyon de 1778. Le sujet proposé était le suivant : «Les étangs considérés du côté de l’agriculture et de la population, sont-ils plus utiles que nuisibles ?». Analysant les sept copies reçues par l’Académie, R. Abad fait ressortir les arguments en présence. Les auteurs défavorables aux étangs soulignent qu’ils sont nocifs pour la santé, qu’ils représentent une survivance féodale, et qu’ils ne sont pas rentables. A l’inverse, leurs partisans mettent en valeur leurs avantages pour la population locale (nourriture et profit par le commerce) et le service rendu aux villes.

A une exception près, c’est à peu près le seul débat qui a eu lieu sur le sujet sous l’Ancien Régime. Le vote du décret révolutionnaire ne s’explique donc ni par un discours médical (inexistant sur la question) ni par un discours physiocratique qui voudrait que l’on transformât les étangs en espaces de culture céréalière (les physiocrates n’ont jamais abordé la question), ni par une baisse de profit lié à l’exploitation des étangs (en rien prouvée et jamais débattue à l’époque). Le thème est par ailleurs peu présent dans les cahiers de doléances. Au début de la Révolution, des paysans se livrent à des vidages d’étangs sauvages dans le but de récupérer le poisson mais aussi de détruire un symbole d’Ancien Régime, les étangs étant restés la propriété du clergé et de la noblesse malgré la nuit du 4-août. Le débat sur les étangs a probablement été influencé par celui sur les marais, dont l’assèchement est demandé par un décret de 1790. La confusion entre marais et étang, le manque cruel de subsistances qui incite à augmenter les surfaces cultivées, ainsi que les assèchements sauvages, que l’on ne peut ni interdire ni tolérer, aboutissent au décret de septembre 1792 qui impose l’assèchement des «étangs marécageux». Mais le décret n’a pas été appliqué.

Dans un contexte tendu de crise des subsistances et d’agitation des sans-culottes qui réclament que toutes les terres soient cultivées, une commission est chargée de travailler sur la mise en culture céréalière des vignobles. Le sujet étant délicat, R. Abad pense que l’on a tenté de le faire passer en y adjoignant une question peu importante, celle des étangs. C’est ainsi que s’ouvre le débat sur les étangs fin 1793. Les arguments traditionnels sont repris, le gain en céréales à brève échéance est mis en valeur. Des arguments politiques (un complot des deux anciens ordres privilégiés, possesseurs des étangs) s’y ajoutent. Devant un début de résistance d’une partie des députés, Danton s’enflamme : «Nous sommes tous de la conjuration contre les carpes, nous aimons mieux le règne des moutons», s’exclame-t-il. Il veut ainsi souligner que le maintien des étangs est un complot d’affameurs ennemis du peuple, qui s’opposent au pâturage. En l’occurrence, le débat est plutôt entre céréales et poissons, mais l’important est de dénoncer un complot de privilégiés. La phrase fait mouche et le décret est adopté le 14 frimaire an II (4 décembre 1793) : l’assèchement des étangs devra été réalisé avant février 1794 et être suivi de la mise en culture des terres au printemps. Danton n’étant pas particulièrement intéressé par ces questions, R. Abad s’interroge sur la raison de son intervention. Il pense que Danton, à cette époque accusé de modérantisme, a besoin de manifester son intransigeance. C’est effectivement une bonne manière de le faire à peu de frais sur un sujet qui n’est pas fondamental. C’est probablement aussi le calcul que fait Robespierre, qui a besoin de donner des gages aux sans-culottes et de calmer les hébertistes.

Protestation ou inertie, ce décret n’a pas été appliqué et a finalement été abrogé en 1795. Des études sur le sujet ont montré son échec. Si le décret a certainement été préparé par les débats d’Ancien Régime, on voit bien que c’est une circonstance politique fortuite qui l’explique. Le sujet est de nouveau discuté au début du XIXe s. puis devient un objet de débat pendant tout le siècle.

Sur un sujet a priori peu susceptible de déclencher l’enthousiasme, R. Abad réussit à écrire un livre qui se lit d’une traite. Le titre amusant tient ses promesses et l’on se surprend à se passionner pour les avantages et les inconvénients de la culture du brochet ! L’auteur a un constant souci de clarté et fournit une partie sources/bibliographie très commodément exploitable, bien que peut-être un peu vieillie pour la Révolution, période qui l’intéresse visiblement beaucoup moins que l’Ancien Régime.

Cécile Obligi
( Mis en ligne le 13/03/2006 )
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