L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

De Gaulle et les élites
de Serge Berstein , Pierre Birnbaum , Jean-Pierre Rioux et Collectif
La Découverte 2008 /  24 €- 157.2  ffr. / 345 pages
ISBN : 978-2-7071-5684-6
FORMAT : 13,5cm x 22cm

L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.

La double exigence : professionnalisme et patriotisme républicain

Ce volume collectif prolonge une série de travaux menés depuis quarante ans ici ou là, notamment à l’Institut Charles de Gaulle (puis à la fondation du même nom), mais aussi dans l’enseignement supérieur de sciences politiques et d’histoire contemporaine, sur la conception gaullienne de l’Etat et de la nation.

Depuis la mort du grand homme et selon la formule prêtée à Malraux, tout le monde est devenu peu ou prou gaulliste : le temps (ne serait-ce que la mort de la plupart des acteurs de cette époque) a décanté l’héritage gaulliste de bien des passions et polémiques du passé sur le «gaullisme» ou sur la personnalité du Général, et la distance a rendu possible une évaluation plus sereine de sa pensée et de son action. En même temps, l’actualité brûlante de la fin du XXe siècle et du début du XXIe a sollicité notre mémoire collective : fin de la Guerre froide, effondrement du bloc soviétique, crise du communisme et du marxisme, mais aussi (c’est notre présent) d’un capitalisme libéral libre-échangiste dérégulé, retour des nations et de l’interventionnisme, besoin d’une réflexion sur le service public et les missions de l’Etat, doutes sur la construction européenne… Ces événements ont semblé donné raison au «Commandeur», un «visionnaire» (raté par la jeunesse en 68, selon Malraux) envers qui nous éprouvons une certaine culpabilité depuis le référendum (ingrat ?) de 1969 ; paradoxalement, tandis que nous nous flattons de son héritage, l’observateur lucide ne peut qu’être frappé par la distance qui nous sépare de la Ve république gaullienne (sur la conception des institutions ou sur les grandes politiques) et cela a d’ailleurs suscité une «gaullomanie» nostalgique, parfois pessimiste ou exaltée (notamment biographique).

Sur tous ces sujets, de Gaulle présente l’avantage d’une pensée claire et ferme sur la primauté de l’Etat démocratique fort et de la solidarité nationale trans-classiste, sur l’enjeu vital d’une authentique politique économique (à la fois monétaire, agricole et surtout industrielle), sur l’importance cardinale de l’indépendance nationale par rapport même aux alliés et aux super-puissances, sur la relation directe entre capacité de défense et rang international, sur le lien consubstantiel entre armée moderne technologique et influence géopolitique. Cette pensée, éminemment politique et tournée vers l’action, n’est pas dénuée certes d’ambiguïtés et son réalisme même a permis à de Gaulle des adaptations habiles aux circonstances, avec un brin de cynisme peut-être, mais toujours avec fidélité à l’idée que la politique est l’art difficile, tragique dans les moments les plus nobles, de faire le possible, de tendre vers le souhaitable et de réaliser l’impératif, sans (trop) manquer à «l’honneur». La politique, c’est, sans jamais oublier les contraintes des «réalités» historiques présentes, savoir décider, trancher dans le vif, avec le sens de «l’intérêt supérieur de la patrie» : une patrie républicaine héritière de la «France éternelle» et résistant à toute tyrannie totalitaire ou impériale, au nom de sa grandeur propre, où se confondent sa gloire et la liberté des peuples. Malgré sa langue un peu «datée», ce réalisme héroïque (cornélien, péguyste et bainvillien) est profondément moderniste et, à l’intérieur de principes que nous acceptons généralement (démocratie pluraliste mais efficace, État-Providence, droits de l’Homme et solidarité nationale, ambition internationale et mission spéciale de la France), ouvert à des adaptations. C’est pourquoi historiens, politologues et essayistes, répondant aussi à un intérêt du public, à un besoin d’Etat républicain, reviennent sur la question de l’actualité du message du général de Gaulle avec une ambition d’objectivité.

L’angle d’attaque privilégié ici est celui du rapport (affirmé et pratiqué) que de Gaulle entretenait avec les «élites». Notion et réalité, l’élite désigne dans l’Etat-nation républicain et la société cet ensemble varié de corps, de groupes et de personnes qui assurent le fonctionnement réglé et stable du pays, dans les domaines de l’administration, de la justice, de l’économie, de la défense, de l’éducation. Élitiste, de Gaulle n’a jamais cru à la possibilité d’une extinction des élites (sa distance fondamentale envers la gauche la plus égalitaire, utopiste). Mais si les élites sont une réalité sociologique (quoi qu’on pense d’elles et de leur «niveau», elles dominent et organisent le corps social), on peut (et doit) les juger à leurs actes : leur qualité d’élite se mesure à leur adéquation par rapport à un devoir-être, que de Gaulle définit en héritier de la pensée catholique, et qui consiste en une compétence technique et professionnelle d’une part et en un engagement civique et politique de patriote d’autre part. Les élites doivent ainsi garantir l’adaptation à l’avenir par leurs vertus morales et civiques (obéissance aux lois et au pouvoir civil légitime, discipline, courage, sens du sacrifice), sans abolir en elles le souci d’efficacité d’action, ni les capacités de lucidité critique et de participation aux débats de la nation, en y apportant leur expertise (les fonctionnaires et militaires étant tenus de le faire dans le cadre du devoir de réserve).

Considérant la pluralité des voies qui servent le «bien commun» et où se distinguent les élites, De Gaulle a voulu conjuguer le professionnalisme (impliquant formation intellectuelle et sens pratique) aux valeurs que les talents techniques doivent servir ; il a voulu aussi conjuguer approches statique (le bon fonctionnement du système) et dynamique (sa capacité de renouvellement, du fait d’un réalisme ontologique du temps), et a reconnu l’importance et la noblesse propre de chaque mission dans le tout organique de la nation, l’Etat républicain étant le garant suprême mais non l’agent unique de ce bien. D’où la cohérence de son attitude : la capacité remarquable à distinguer, par exemple, au moment d’une nomination, entre affection pour un «compagnon», fidèle à sa personne, et jugement de compétence objectif, entre le combat politique et l’exigence administrative, entre (équilibre plus difficile à tenir) la conviction du chef politique et la neutralité de l’Etat (qu’il gouverne) comme ensemble d’institutions servant le pays et respectant des citoyens égaux en droits.

Cette conception des élites, intimement liée à celle de l’Etat et de la nation, de Gaulle se l’est forgée dès la Première Guerre mondiale et n’a cessé de l’étoffer dans l’Entre-deux-guerres, puis à Londres et à la Libération, avant de la mettre en œuvre durablement pendant sa présidence. Elle s’est formée en grande partie au spectacle des carences dramatiques des élites bourgeoises, politiques, administratives et militaires de la IIIe République, et face à leur «trahison» de 1940. En même temps, de Gaulle a eu le réalisme, par respect du principe de compétence et de continuité de l’Etat, mais aussi pour faire échec au communisme et aux projets américains d’administration de la France, de maintenir une bonne partie de ces élites : un réalisme qui impliquait boucs-émissaires et mythe résistancialiste, mais jamais l’oubli ni le pardon. Convaincu d’avoir dû lutter sans cesse contre de mauvaises élites, sans cesse renaissantes et exprimant les égoïsmes personnels, corporatistes ou bourgeois, de Gaulle a logiquement souhaité encourager la formation des nouvelles générations, techniquement et idéologiquement (notamment avec l’ENA dès 1945). Mais il était conscient qu’il fallait s’associer plus largement «les forces vives» du pays, malgré les résistances au gaullisme. Cette tentative de canaliser les énergies «naturelles» et les talents multiples dans les cadres et les principes d’une communauté solidaire et non-totalitaire, sans les stériliser par un étatisme excessif, d’inspirer les élites montantes sans se substituer à elles, de trouver la formule d’un élitisme républicain (l’égalité des chances sans égalitarisme, l’esprit et l’action, l’efficacité et les valeurs) dans un souci général d’équilibre et de complémentarité (le capital et le travail), telle est la formule du gaullisme comme sentiment conscient d’être en tension avec le réel qu’il respecte pour tenter de s’en faire obéir.

Après un avant-propos et une introduction («Que faut-il entendre par élites ?»), le recueil décline ces thèmes dans une double perspective : «la vision des élites du général de Gaulle» et «l’attitude des élites face au général de Gaulle». Quatre parties structurent le livre : I. «Un chef sans élites ?» étudie les paradoxes successifs de l’itinéraire solitaire de Charles de Gaulle : celui d’un officier supérieur critique aspirant à devenir l’inspirateur de la défense nationale avant 1940 ; puis du chef autoproclamé de «la France libre» exilée et privée d’Etat, coupée des élites françaises (on pourrait ajouter «sans peuple»), du chef du gouvernement provisoire de 44-45 rapidement lâché, démissionnaire en janvier 46 et non-rappelé ; du chef du RPF soutenu par des fidèles et un électorat mais manquant du soutien des élites désirées. Les auteurs soulignent d’ailleurs la multiplicité et la brièveté relative des gaullismes, qui coagulent successivement et opportunément autour d’un chef au discours essentiellement stable et cohérent, tandis que le gaullisme «chimiquement pur» est rare.

II. «Les élites d’Etat, réserve et ralliement» rappelle que si de Gaulle a pu incarner le rêve moderniste de l’Etat fort et efficace pour certains technocrates des années trente, les élites d’Etat sont restées réservées devant le projet et l’homme pour différentes raisons : contentieux de la Collaboration, distingo juridiquement problématique légalité/légitimité et culture du légalisme de la fonction publique, réalité de la modernisation technocratique et socio-économique de la IVe République et force de l’atlantisme (le gaullisme apparaissant comme fauteur de division et factieux, puis réactionnaire et désuet). Tout en saluant une certaine modernisation des cadres de l’Etat et de leur formation, De Gaulle de son côté est déçu et y retrouve un esprit de conformisme et de conservatisme dont il se méfie : d’ailleurs le fonctionnaire est un agent, manque la direction politique juste. D’où le rapprochement vers 1958, au fur et à mesure que la poursuite de la modernisation, gênée par la guerre d’Algérie, rend la prise de pouvoir souhaitable, pragmatiquement. Cependant des résistances perdurent : dans l’armée, comme dans l’éducation nationale, bastion de la gauche.

III. «L’émergence de nouvelles élites» traite de ratés du projet ou de cas-limite symptomatiques (l’impossible émergence d’élites algériennes, la tension entre régionalisation et distribution inadaptée des élites, l’échec de l’association des «forces vives» à la modernisation jusqu’à la crise de 1969) et de l’intérêt du Général pour la consolidation d’une élite de la techno-science (ressort de la grandeur et de la puissance). IV. «Des élites contestataires» passe en revue les résistances tenaces des politiciens et parlementaires, des intellectuels majoritairement de gauche, libéraux ou marxisants (une incompréhension mutuelle, politique mais aussi culturelle entre générations, qui va jusqu’à la confrontation), des «grands intérêts» capitalistes et «féodalités économiques» (contre le Franc, la participation, les «lubies» du Général) et se finit sur l’hypothèse de «la trahison des élites» en 1968-1969 : complot discret ou collusion à but de déstabilisation en mai 68 et lâchage en 69 ? En tous cas, la campagne du Non ou Oui, en pleine connaissance de cause des risques et malgré la dimension modernisatrice du projet, avec le soutien de la majorité des élites, explique la défaite du référendum.

Écrits par 21 universitaires, les articles savants qui composent le recueil permettent de faire le point sur un dossier volumineux, dont les pièces figurent souvent dans de nombreuses notes. Un élément de réflexion pour divers débats d’actualité.

Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 24/02/2009 )
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