L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Période Contemporaine  

La Fracture coloniale - La société française au prisme de l'héritage colonial
de Nicolas Bancel , Pascal Blanchard , Sandrine Lemaire et Collectif
La Découverte - Poche 2006 /  12 €- 78.6  ffr. / 314 pages
ISBN : 2-7071-4939-X
FORMAT : 12,5cm x 19,0cm

Première publication en septembre 2005 (La Découverte).

De la France et de ses allochtones

Dans une France où, suite aux émeutes des banlieues et au vote de diverses lois prétendant assumer, voire fonder à la fois la légitimité et la véracité des faits historiques, l’on pense les «problèmes» d’immigration sous l’angle, désormais compulsif, monomaniaque, d’un échec des politiques d’intégration, l’ouvrage analytique et critique, scientifique et de combat, des historiens spécialistes de la période coloniale tente de remettre en perspective les rapports de l’Hexagone et de ses «allochtones», réels ou imaginaires, présents et passés.

Il s’agit surtout de montrer que la manière de percevoir et de traiter ceux-ci, et surtout la descendance des populations immigrées ou provenant des anciennes colonies, est très largement liée à la vision, à la création de l’Autre héritée du colonialisme, de son idéologie ainsi que, plus particulièrement, de ses pratiques, institutionnelles comme politiques. L’ouvrage est divisé en deux parties, l’une traitant des enjeux de mémoire de l’histoire coloniale, l’autre de la logique de l’intégration, c’est-à-dire des fondements du républicanisme à la française, de son exigence de solubilité de l’Autre, inédite en Europe.

La première partie s’ouvre sur une réflexion de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel sur l’étroite imbrication de l’idéologie républicaine et de l’idéologie coloniale (que prolonge, dans la seconde partie, l’article d’Achille Mbembé sur l’impensé de la race). À ceux qui, pour se dédouaner d’un travail de morale et – pourquoi ne pas le dire ? – de honte quant au fait colonial, prétendent que le colonialisme est un accident, un parasite circonstanciel du républicanisme, les deux historiens répondent qu’au contraire – la figure de Jules Ferry en témoigne – démocratisme, républicanisme et colonialisme ne sont pas idéologiquement contradictoires ; que sur de nombreux aspects, ils s’inscrivent dans une logique commune ; en somme, que le colonialisme n’a pas été une trahison de l’idéal républicain mais l’une de ses expressions les plus cohérentes.

Et si, dans cette première partie, le fameux «devoir de mémoire», dont la revendication est expansive après n’avoir été qu’intensive, n’est hélas pas lui-même questionné, Sandrine Lemaire, Sarah Froning Delporte et Olivier Le Cour Grandmaison, font écho à une enquête sur l’histoire coloniale conduite à Toulouse (dont les résultats sont exposés dans la deuxième partie de l’ouvrage) et se penchent sur le traitement, la mémoire de la colonisation, respectivement à l’école, dans les musées et dans ou par la loi (la critique de la loi sur «l’œuvre positive de la France» de Monsieur le Cour Grandmaison est d’ailleurs très pertinente). D’autres auteurs soulignent l’occultation, dans tous les domaines de la vulgarisation historique, de pans entiers de l’histoire coloniale. Par exemple, Marcel Dorigny, traitant de Haïti, met justement en exergue le très classique oubli de la résistance des colonisés, condamnés à être passifs et anonymes même dans leur libération, tandis que Françoise Vergès se penche sur le sens et les conséquences de la représentation commune des Français d’outre-mer, et le rôle de ceux-ci dans ce qu’il faut bien appeler la mythologie républicaine.

La seconde partie de l’ouvrage offre de multiples réflexions qui travaillent davantage les questions migratoires et les représentations sociales plutôt que les problématiques seulement historiques ou d’historiens. On n’en citera ici que quelques-unes, parmi lesquelles celle de Rony Brauman qui rapproche, dans la lignée de la critique post-dévelopementiste d’un Serge Latouche, mais de manière hélas plus édulcorée, l’imaginaire colonial de l’imaginaire humanitaire ; celle de François Gèze consacrée au poids persistant de la logique coloniale dans les relations entre la France et les États africains ; celle de Thomas Delthombe, auteur d’une récente étude sur le traitement médiatique des musulmans, et Matthieu Rigouste, lesquels analysent la figure de l’Arabe et opèrent une petite généalogie de celle-ci, montrant ce qu’elle doit à l’imaginaire colonial ; celle de Nacira Guenif-Souillamas, très proches des études de la revue Quasimodo ou du propos des Indigènes de la république, où est brillamment décrit et décrypté le mode sur lequel sont perçus, et sont tenus de se percevoir, comme le rappelle pour sa part Didier Lapeyronnie, les immigrés en France, «indigénisés», réduits à n’être que des corps prêts à entrer dans un rôle fonctionnel – des corps bien entendu toujours en défaut, donc toujours mobilisés, toujours en réforme dans un scénario où l’essentialisation préalable de l’Autre est une condition et un prétexte à sa «libération».

L’ouvrage se clôture sur une question posée par le socio-démographe Patrick Simon : comment décoloniser les imaginaires ? Autrement dit comment remettre en cause une logique d’appréhension de l’Autre qui, selon une grammaire bien française d’homogénéisation, exige de cet Autre une transformation qui le fait renoncer à «lui-même» (à sa propre histoire et à ses enjeux) pour se conformer à un modèle d’ailleurs artificiel (un pendant du Wasp américain, désormais obsolète), n’ayant aucun ancrage dans la réalité quotidienne ou historique et relevant derechef du mythe ? Comment remettre en cause une logique qui, dans ses fondements, nie, refuse, oublie que l’identité française est historiquement construite avec et en fonction des populations «allochtones» ou d’origine allochtone, poussant derechef celles-ci à revendiquer une identité – aujourd’hui sur un mode «victimaire» – d’ailleurs souvent aussi mythique que celle que l’on veut leur faire endosser ? La procédure d’intégration française est perverse dans la mesure où elle refuse, au nom de l’universalisme, de prendre en compte les origines, au point de les rendre «honteuses», mais sans que cet universalisme amène quoi que ce soit d’effectif en aval puisque les origines reviennent sempiternellement au visages de ceux qui se sont efforcés ou ont pragmatiquement feint de les répudier.

Les immigrés se trouvent ainsi coincés dans un double-bind, une véritable schizophrénie sociale : soit ils intègrent la logique universaliste en abandonnant ce qu’impliquent culturellement leurs origines et, celles-ci leur étant, comme on l’a dit, jetée au visage dans les médias, sur le marché du travail ou dans les politiques urbanistiques, ils constatent que l’universalisme homogénéisateur ne les a exclus de leur passé que pour leur coller une étiquette qui les enferme dans un second rôle ; soit, ils ne renoncent pas à ces origines (et ce qu’elles leur semblent impliquer culturellement) ou, à tout le moins, cherchent à les faire reconnaître, et on les assimile à une menace pour une mythique identité française, assimilée à la logique universaliste. Comme on l’a dit plus haut, quoi qu’ils fassent, ils sont, par défaut, en défaut ou en faute.

La Fracture coloniale est un ouvrage très riche et assez audacieux aux yeux d’un observateur belge, habitué à voir les Français se voiler la face de mauvaise foi pour éviter les sujets qui remettrent en cause un particularisme, «l’universalisme républicain», qui n’est ni des plus efficaces, ni des plus clairs, ni, du reste, des moins hypocrites si l’on en juge par la situation sociale des minorités culturelles et religieuses dans l’Hexagone – situation qui, sans être unique en son genre, n’en est pas moins, à l’échelle de l’Union européenne, et si l’on excepte le drame insupportable que vivent les Roms en Europe de l’est, la plus grave, la plus pernicieuse, la plus écoeurante à l’heure actuelle.

Heureusement, comme l’écrivait Hölderlin, «là où est le danger se trouve la solution» ; on peut donc espérer que La Fracture coloniale fendillera aussi quelques certitudes au-delà des frontières françaises, notamment dans quelques petites monarchies qui seraient assez avisées de redécouvrir leur propre passé colonial ; elles y trouveraient sans aucun doute le cœur des ténèbres qu’elles se sont vouées à oublier en les plâtrant de gaudrioles…

Frédéric Dufoing
( Mis en ligne le 04/01/2007 )
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