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Oran, 5 juillet 1962 - Un massacre oublié
de Guillaume Zeller
Tallandier 2012 /  16.90 €- 110.7  ffr. / 200 pages
ISBN : 978-2-84734-899-6
FORMAT : 13,0 cm × 20,0 cm

L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris I-Sorbonne, conservateur en chef du patrimoine, Thierry Sarmant est responsable des collections de monnaies et médailles du musée Carnavalet après avoir été adjoint au directeur du département des monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Il a publié, entre autres titres, Les Demeures du Soleil, Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003), Vauban : l'intelligence du territoire (2006, en collaboration), Les Ministres de la Guerre, 1570-1792 : histoire et dictionnaire biographique (2007, dir.).

''La ville la plus européenne d’Algérie''

Dans la longue agonie de l’Algérie française, la journée du 5 juillet 1962 est sans conteste l’épisode le plus dramatique. Ce jour-là, alors qu’est proclamée l’indépendance de l’Algérie, la violence explose à Oran, la seconde ville du pays, où les Européens sont encore fort nombreux. «Pieds-noirs» et musulmans soupçonnés d’être fidèles à la France sont pourchassés, massacrés ou exécutés sommairement. On compte plusieurs centaines de morts. Les troupes françaises, encore en position de force, n’interviennent qu’une fois l’irréparable consommé.

Guillaume Zeller a enquêté pour résoudre la double énigme qu’offre depuis cinquante ans la sanglante journée d’Oran : l’origine du massacre – mouvement spontané ou provocation organisée ; les motifs de la passivité de l’armée – incurie ou décision calculée. L’auteur fournit d’abord des éléments de contexte : Oran, décrite généralement comme la «ville la plus européenne d’Algérie», n’est plus au moment de la guerre d’indépendance que minoritairement européenne : 210000 Européens, concentrés dans le centre-ville, cohabitent avec 220000 musulmans, habitants des quartiers périphériques et de la banlieue. La cité est relativement épargnée par les premières années du conflit et le FLN ne s’y développe qu’avec difficulté.

Tout change à partir de 1961 : avec le choix par le général d’une Gaulle d’une «Algérie algérienne», Oran se range résolument du côté de l’OAS, et la violence connaît une brusque escalade. Aux attentats et aux assassinats d’Européens répondent les «ratonnades» et les attentats de l’OAS. Les communautés se séparent. Dans les premiers mois de 1962, l’OAS pratique la politique de la «terre brûlée» et se retourne contre l’armée française. En juin 1962, le général Ginestet, commandant le corps d’armée d’Oran, est assassiné ; entre les accords d’Évian de mars 1962 et le 1er juillet 1962, plus de trente membres des forces de l’ordre périssent victimes de l’OAS à Oran. Dans le même temps, le FLN d’Oranie grossit des «marsiens», ralliés tardifs d’après Évian. L’exode des Européens a commencé : 100000 d’entre eux quittent la ville au cours du premier semestre de 1962.

Dans un second temps, Guillaume Zeller procède à une reconstitution heure par heure de la journée du 5 juillet. Dans le courant de la matinée, les musulmans affluent dans le centre-ville pour célébrer l’indépendance. L’atmosphère est à la liesse populaire. Soudain, vers 11 heures 15, des coups de feu éclatent. L’origine en est inconnue : éléments subsistants de l’OAS, pieds-noirs isolés, provocateurs ? On tiraille en tout sens. L’excitation de la foule et le choc provoqué par les tirs entraînent alors un mouvement d’hystérie collective : on fait la chasse aux Européens qui se trouvent dans les rues, on les lynche, on les égorge, on les abat. Bientôt, des bandes armées, échappant au contrôle des nouvelles autorités algériennes, procèdent à des rafles dans les maisons. Des captifs sont regroupés avant d’être exécutés en masse. La tuerie la plus terrible a lieu dans le quartier du Petit-Lac, et les corps sont jetés dans l’étang d’eau salée qui donne son nom au quartier. Les troubles s’apaisent en fin d’après-midi, autour de 17 heures. On estime le nombre de victimes d’origine européenne à environ 700 ; celui des victimes musulmanes demeure inconnu. Dans les jours qui suivent, les Européens tentent par tous les moyens de fuir la ville et se massent sur le port. Il faudra plusieurs semaines pour évacuer les rescapés, dans des conditions indignes, vers la France ou l’Espagne, terre d’origine de beaucoup d’Oranais. A la fin de 1962, il reste 20000 «pieds-noirs» à Oran : la «ville la plus européenne d’Algérie» a cessé d’exister, et les accords d’Évian ne sont plus qu’un chiffon de papier.

Tout au long de son récit, Guillaume Zeller rassemble les différents indices qui donnent tantôt à penser à une explosion spontanée, tantôt à une provocation montée à la suite de complexes rivalités entre factions du FLN. Il reconnaît que dans l’état actuel de nos connaissances il est impossible de trancher. Grâce aux mémoires des décideurs publiés dans les dernières années et grâce aux archives à présent ouvertes, l’attitude de l’armée française est plus aisée à déchiffrer. À l’été 1962, le gouvernement français a d’ores et déjà passé les Français d’Algérie par profits et pertes : «Si les gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des nouvelles autorités», dit le général de Gaulle lors du Conseil des ministres du 24 mai 1962 (témoignage d’Alain Peyrefitte). Des instructions sont données pour qu’après l’indépendance les forces françaises stationnées en Algérie n’interviennent qu’en dernière extrémité. À l’échelon d’Alger, le commandant supérieur des forces, le général Fourquet, émet cependant des consignes d’un esprit différent, qui permettent une intervention pour secourir des populations menacées. Au sein même de l’armée, la violence de l’OAS a retourné différents échelons de la hiérarchie contre les «pieds-noirs». A Oran, le général Katz, qui succède au général Ginestet, semble avoir décidé d’exécuter sans états d’âme les instructions d’attentisme du gouvernement. Le 5 juillet à 12 heures 15, il rappelle que les troupes doivent rester consignées dans leurs casernes. Les missions de protection des Européens ne seront déclenchées qu’à partir de 15 heures 20, alors que le drame est déjà accompli. Avant cette heure, seuls des militaires isolés, agissant de leur propre chef, se portent au secours des Oranais. Dans les semaines qui suivront, le général Katz ne se départira pas de son inertie.

Là aussi, plusieurs hypothèses s’affrontent : les uns font porter tout le fardeau de la responsabilité sur le général commandant le corps d’armée d’Oran, tandis que d’autres pensent que sa ligne de conduite a été la conséquence d’instructions expresses. Avec raison, l’auteur se garde de prendre parti. Petit-fils du général Zeller, un des membres du «quarteron de généraux en retraite» du putsch d’avril 1961, Guillaume Zeller a dépouillé ses ressentiments familiaux et personnels pour tenter de parvenir au maximum d’objectivité. Du faisceau d’informations qu’il a recueillies, on retire l’impression que les explications «complotistes» du massacre d’Oran sont insuffisamment convaincantes : l’hypothèse d’un coup monté du FLN n’est ni nécessaire ni suffisante. Le ressentiment accumulé pendant des décennies, l’escalade de la violence entre communautés, le désir d’éliminer radicalement l’adversaire sont des motifs autrement puissants. Ils ont agi et continuent d’agir, à travers le monde, dans d’autres massacres et d’autres guerres civiles.

Quant à l’attitude des autorités françaises, elle est porteuse d’un profond enseignement, qui va bien au-delà de la guerre d’Algérie : à un certain stade, l’État, monstre froid, ne défend que sa propre pérennité, et l’État démocratique, en la matière, n’agit pas différemment des autres systèmes de gouvernement.

Thierry Sarmant
( Mis en ligne le 05/06/2012 )
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