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Les Derniers jours de Muhammad
de Hela Ouardi
Albin Michel - Spiritualités 2016 /  19,50 €- 127.73  ffr. / 365 pages
ISBN : 978-2-226-31644-8
FORMAT : 14,5 cm × 22,5 cm

''Comment peut-il mourir ?''

Fascinante étude à laquelle s’est livrée Hela Ouardi dans Les Derniers jours de Muhammad, et où se voient confrontées les diverses versions, selon les traditions sunnites comme chiites, du déclin, de l’agonie, de la mort, enfin des obsèques du Prophète.

La première audace – et ce n’est pas la moindre – de l’universitaire tunisienne a consisté à s’inscrire dans le sillage d’Ernest Renan, référence peu invoquée de nos jours pour quelque raison d’incorrection politique. Hela Ouardi assume. Non seulement elle suit la démarche adoptée par l’auteur de la Vie de Jésus, en considérant la figure centrale de son récit comme «un personnage réellement historique», mais en outre elle sait user d’un style où la limpidité du propos s’allie à l’acuité critique.

Avant que d’être historique, le travail mené par Hela Ouardi est d’ordre philologique, et la difficulté de la tâche se mesure lorsque l’on envisage l’ampleur du corpus islamique. Par un très appréciable effet de modestie, la chercheuse a placé loin en annexes deux chapitres qui décrivent les sources qu’elle a explorées. «L’islam, nous apprend-elle, est une religion dont nous ne possédons aucune trace écrite contemporaine à son avènement. Telle l’œuvre au noir des alchimistes, la genèse de l’islam semble avoir eu lieu dans la pénombre totale». Ce n’est que deux siècles après l’hégire (d’après les sunnites en tout cas) que seront fixées l’ensemble des sourates du Coran ; qu’au VIIIe siècle de notre ère également que des clercs musulmans se mettront à rédiger des récits de conduite («Sîra») ou d’épisodes guerriers («Maghâzî») ; enfin, que sous les Abbassides, au IXe siècle de notre ère, seront réunis les deux cent mille hadiths, soit les dits, faits et gestes attribués au Prophète. À cette masse documentaire, dont la fiabilité n’est pas toujours l’apanage, s’ajoutent les sources non musulmanes, intéressantes sur le plan des représentations (les chansons de geste par exemple, forcément hostiles et caricaturales) et des faits (les chroniques grecques ou syriaques quasi contemporaines du décès de Muhammad).

Reconstituer donc ne fût-ce que quelques jours d’une biographie entière à partir d’une telle disparate relève du tour de force. Et quels jours… Les plus cruciaux ! Ceux où se révèlent les complots ourdis contre un homme affaibli, empoisonné peut-être ? Ceux où la succession du pouvoir se discute âprement entre les autoproclamés fidèles, favoris et fervents. Ceux où survient l’impensable, l’inconcevable, l’inadmissible : la mort physique de celui qu’Allah avait choisi pour messager.

Si déclinants soient-ils, les feux de ce crépuscule éclairent rétrospectivement une destinée entière. Chaque chapitre traité par Hela Ouardi donne lieu à une amplification du propos, et nous permet de relire le roman familial, mais aussi affectif, amical, militaire, intellectuel, d’Abûl Qâcim. Aux portraits en duo (le couple Fâtima-Alî) ou en solo (les pages passionnantes sur Aïsha la «sémillante petite rougeaude» et plus jeune épouse du Prophète), s’enchaînent les épisodes saillants (le pèlerinage de l’adieu, le testament non écrit de la «calamité du jeudi», toute la scène puissamment évoquée de l’enfouissement du corps) afin d’aboutir à une reconstitution historique de premier ordre.

Qu’importe dès lors si «l’exploration de l’épisode final de la vie du Prophète nous place devant la difficulté – parfois désespérante – de brosser un portrait cohérent de l’homme qu’il était». Si le but poursuivi n’était que la cohérence, nous n’aurions entre les mains qu’une thèse de doctorat sèche, juste bonne à s’empoussiérer. Ici, au contraire, Hela Ouardi nous offre de replonger dans l’atmosphère saturée de chaleur et d’ambitions d’un moment unique qui changea la face du monde et a encore des répercussions aujourd’hui. Elle redonne, à une icône que l’interdit de représentation prive de visage, la densité d’une corporéité en souffrance, en partance.

Et par-delà le dieu incarné, elle nous livre accès à la part la plus foncièrement fascinante de Muhammad : son humble humanité.

Frédéric Saenen
( Mis en ligne le 22/06/2016 )
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