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Histoire & Sciences socialeset Biographie  

Etienne de Silhouette (1709-1767) - Le ministre banni de l'histoire de France
de Thierry Maugenest
La Découverte - Cahiers libres 2018 /  18 €- 117.9  ffr. / 221 pages
ISBN : 978-2-7071-9761-0
FORMAT : 13,7 cm × 22,2 cm

Silhouette, un inconnu célèbre ?

Il était probablement inévitable que Thierry Maugenest, traducteur et romancier passionné par le XVIIIe siècle, rencontrât le nom de «Silhouette» et en vînt à découvrir qui se cachait derrière ce nom devenu commun. Constatant qu’Étienne de Silhouette, le vrai, était un personnage aussi intéressant que méconnu, il y consacre le présent ouvrage, quasiment le premier du genre (si l’on excepte une thèse de droit de 1914 !). Intéressant, on le verra, tant par l’itinéraire politique et intellectuel de son héros, jalonné par ses publications, qu'en ce qu’il comble une lacune sur un personnage au demeurant méconnu, que cette méconnaissance résulte ou non d’un complot du silence dont il aurait été victime, tant à l’époque que par la suite.

Né dans un milieu très aisé de bourgeoisie d’office récemment anoblie (le nom de Silhouette est une francisation du nom basque de ses ancêtres Zuloeta), Etienne naît en 1709, l’année du terrible hiver qui a réduit à la famine une grande partie du pays. Après de solides études chez les Jésuites, il entreprend, comme il était de mode à l’époque dans l’aristocratie européenne, son «Grand Tour» à travers l’Europe. Il visite tour à tour l’Espagne, le Portugal et l’Italie, y est reçu par la plupart des souverains et en retire d’une part ce qui fera la matière de son grand ouvrage, récit de voyage en 4 volumes, et d’autre part, la connaissance de l’œuvre de grands auteurs étrangers qu’il s’attachera à traduire et publier, tels Pope et Baltasar Gracian. On notera sur ce point avec intérêt que son premier ouvrage avait été consacré à Confucius, qu’il idéalisait comme nombre des auteurs européens d’alors, et dont il tirait des maximes qui guideront plus tard son action, maximes selon lesquelles le sort du souverain dépend du bonheur de ses sujets.

On ne suivra pas ici le détail des nombreuses fonctions que Silhouette a été amené à remplir en France et à l’étranger. Le lecteur curieux verra là que le jeune aristocrate acquiert une formation étendue et un jugement profond sur le monde de son époque. Il constatera aussi que Silhouette a été en rapports avec tout le milieu de la pensée politique et économique de son temps, de Rousseau à Voltaire en passant par Montesquieu. Tout ceci l’a sans nul doute aidé dans la suite de sa carrière et de ses ambitions, qui étaient de parvenir à la Cour et de là d’accéder à des fonctions lui permettant de réformer le pays. Et à ce moment, le point de passage obligé était d’obtenir la faveur de la Pompadour qui, si elle n’était plus la favorite en titre, jouait un rôle politique majeur auprès du roi.

Silhouette parvient à ses fins et la Pompadour ne lui ménage point son soutien, lui procure l’accès à d’importantes fonctions où il se fait connaître. Finalement, sur les instantes sollicitations de cette dernière, le 7 mars 1759, le roi accepte de nommer Silhouette contrôleur général des finances, l’équivalent actuel de ministre des finances. Les mois qui suivent voient l’arrivant multiplier les initiatives visant à diminuer les dépenses inutiles ou improductives, à réduire les pensions et autres dépenses somptuaires et enfin à tenter d’augmenter les recettes de l’Etat en y faisant contribuer les ordres privilégiés qui en étaient jusqu’alors exonérés. On comprend que l’hostilité des personnes visées, et le roi lui-même pouvait être du nombre, allait rapidement croître, d’autant que dans le même temps, les opérations militaires en cours se révélaient à la fois désastreuses militairement et d’un coût exorbitant. Sans rentrer dans les détails, on rappellera que cette «Guerre de 7 ans» a abouti peu après, en 1763, à la perte de l’Inde et du Canada français… L’opinion publique se retourne d’autant plus facilement contre Silhouette, pourtant accueilli au début avec une curiosité bienveillante, que les pamphlets se multiplient pour stigmatiser le ministre, ainsi que les poèmes satiriques dont l’ouvrage donne de nombreux échantillons en annexe. Devant cette situation intenable, ce dernier démissionne le 21 novembre de la même année et se retire définitivement sur ses terres.

Remercié au bout d’à peine plus de huit mois, Silhouette, arrivé on l’a dit par la faveur de la Pompadour, ne devait-il pas s’attendre à ne pas être victime symétriquement d’une défaveur aussi rapide ? S’il est incontestable que très peu de souvenirs de l’homme demeurent aujourd’hui (une rue à Limoges, sa ville natale, et une autre à Bry-sur Marne où il s’est retiré et y est décédé, sans omettre une île des Seychelles, souvenir de ses fonctions à la Compagnie des Indes orientales !), faut-il y voir, comme y incline l’auteur, le résultat d’un véritable complot ? Il se serait agi à la fois de faire le silence le plus rigoureux sur l’homme et son action et d’en ridiculiser le souvenir en attachant son nom à l’un de ces objets mesquins et éphémères nés des caprices de la mode. En effet, on l’a vu, le nom commun de «silhouette» désigne depuis le lendemain de sa chute les portraits constitués d’un profil tracé en ombre chinoise, l’autre usage du nom étant tombé dans l’oubli (vêtement ajusté sans poches, évitant ainsi de porter de l’argent susceptible d’être soumis à l’impôt…).

Doit-on y voir, comme y incline Thierry Maugenest, une damnatio memoriae, aussi réussie et durable qu’injuste ? Certes, on conviendra avec lui que ses efforts de taxation des privilégiés ne lui ont valu nulle reconnaissance postérieure, les révolutionnaires français n’ayant jamais évoqué sa mémoire et que le personnage lui-même est tombé dans un oubli profond. Mais pour autant, ceci ne pourrait-il tout bonnement s’expliquer par la brièveté de son passage aux affaires et l’échec complet de sa politique ? Le lecteur jugera, sachant que Silhouette n’a pas été le ministre des finances le plus éphémère de son temps… De la même manière, le nom commun de «silhouette» ne s’expliquerait-il pas autant par le fait qu’Étienne de Silhouette lui-même se serait passionnément adonné à ce type de portrait dans sa studieuse retraite, période dont au demeurant l’ouvrage analysé ici ne dit mot ? Selon la notice actuelle qui lui est consacrée sur Wikipédia, il aurait même inventé pour ce faire un modèle de lampe particulièrement adapté. Ici aussi, on laissera le lecteur juge. On notera que Littré donne deux sens à l’antonomase : une silhouette est un profil obtenu par l’ombre, et l’expression «à la silhouette» désigne ce qui est petit, mesquin…

Quoi qu’il en soit, malgré ces réserves, ou plutôt ces interrogations, on conclura en soulignant que nous est ici offert un ouvrage de lecture agréable et fort recommandable, tant par l’effort de recherche sérieux qu’il a occasionné, comme en témoigne la copieuse bibliographie fournie, que par la découverte d’un personnage méconnu plus qu’inconnu et dont la vie et l’œuvre méritent d’être exhumées aujourd’hui et partagées par le lecteur actuel.

Jean-Etienne Caire
( Mis en ligne le 19/03/2018 )
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