L'actualité du livre
Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Apologie du livre - Demain, aujourd'hui, hier
de Robert Darnton
Gallimard - NRF Essais 2011 /  19 €- 124.45  ffr. / 218 pages
ISBN : 978-2-07-012846-4
FORMAT : 14cm x 20,5cm

Traduction de Jean-François Sené

L'auteur du compte rendu : ancien élève de l'Ecole des chartes et de l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques, Rémi Mathis est conservateur au département des estampes de la BnF. Il a notamment publié Les Bibliographies nationales rétrospectives (2010) et codirigé un numéro des Papers on French Seventeenth Century Literature (2010).


Le livre, son histoire, son avenir

Avec l’arrivée pour le plus grand nombre des livres numériques, la large diffusion des tablettes de lecture, la numérisation de Google ou des bibliothèques, les ouvrages sur le livre ont le vent en poupe. Le lecteur est censé chercher des repères, l’assurance que le livre en papier qu’il aime tant ne mourra pas, ou au contraire des pistes sur ce que sera l’avenir d’un livre dont la forme changerait du tout au tout, en même temps que ses propres pratiques.

Robert Darnton, célèbre historien du livre et de l’édition au XVIIIe siècle et actuel directeur des bibliothèques de l’université Harvard, ne manque pas d’intervenir régulièrement afin de faire profiter ses lecteurs de la mise en perspective que lui permet sa très bonne connaissance du livre ancien. Il a ainsi publié au cours de ces dernières années plusieurs articles dans la New York Review of Books. L’édition états-unienne du présent ouvrage se contentait de reprendre onze articles naguère publiés dans cette revue. La version française va au-delà, grâce à un véritable travail d’édition. Ces textes sont fusionnés et réorganisés en six chapitres traitant tous plus ou moins des problématiques qui se sont fait jour au cours des récents débats.

Ceci donne au livre un caractère éclaté – qui rend parfois difficile la compréhension du véritable propos de l’auteur – mais aussi une variété agréable à la lecture. Darnton rappelle page 47 que pratiquer l’histoire du livre et de l’édition revient au fond à chercher à répondre à trois questions :
* comment les livres voient-ils le jour ? (production)
* comment arrivent-ils jusqu’au lecteur ? (diffusion)
* et que font les lecteurs des livres ? (réception)

C’est sur ces trois plans que roulent l’essentiel des textes. Le second chapitre constitue une introduction permettant de mieux comprendre l’arrière-plan intellectuel de l’auteur. Il résume en une vingtaine de pages les questionnements qui ont mené ses recherches et l’état de l’art sur le sujet. Darnton pose ainsi les bases de sa réflexion : en explicitant ce qui sous-tend la réflexion historique actuelle, il annonce comment il peut aborder les mutations numériques qui se font jour.

Le premier de ces chapitres porte sur les pratiques de lecture. Les contempteurs de celle sur écran prennent souvent comme argument que cette dernière est censée être fragmentée, donc superficielle, alors que la lecture sur papier serait continue, donc profonde et nécessaire à l’étude. Darnton vient complexifier ce jugement simpliste en présentant la pratique des recueils de citations à travers les exemples du président Thomas Jefferson et de William Drake, un siècle plus tôt. Des passages sont sélectionnés pendant leurs lectures par ces personnes puis recopiés et relus la vie durant. Le but est de s’approprier des idées qui puissent être mises en œuvre dans la vie quotidienne mais, par là même, un véritable système de pensée – plus ou moins cohérent – se fait jour.

«Le paysage de l’information et l’instabilité des textes» (pp.71-107) continue à distiller au lecteur la complexité de l’édition d’Ancien Régime afin de lui faire appréhender l’impossibilité de définir un texte comme un tout immuable qu’il suffirait de recopier en ligne une fois pour toute. Le lecteur connaissant les travaux de l’auteur de ce compte rendu ne s’étonnera pas qu’il les ait trouvées parfaitement réjouissantes puisqu’il ne s’agit de rien moins que d’un historique de la bibliographie matérielle – et, en filigrane, de son éloge.

Le caractère composite de cette Apologie du livre est hélas visible dans certains chapitres qui s’articulent mal avec le reste du livre. On comprend mal la présence et l’intérêt de «Mort du livre ou mort du papier ?» (pp.143-164) – qui constituait apparemment le compte rendu de Double Fold, de Nicholson Baker, l’histoire à la première personne d’un collectionneur de journaux se battant contre les bibliothèques qui les jetaient après les avoir microfilmés. On comprend qu’il s’agisse de montrer que le papier n’est pas mort, certes ; mais d’une part c’est au microfilm que ce Baker s’opposait, d’autre part Darnton nous plonge au cœur d’une polémique de la fin des années 1990 sans nous donner les clefs pour la comprendre et sans que le lecteur puisse au final savoir si Baker est un bienfaiteur des bibliothèques ou un parfait illuminé. Le lecteur français qui se fie au récit qui est fait de cette histoire est de plus plongé dans des abîmes de perplexité – il est en France totalement impensable de jeter des journaux après leur microfilmage, l’inaliénabilité des collections ne le permettant de toute façon pas.

Un personnage récurrent intervient tout au long du livre de Darnton : il ne s’agit ni d’un bibliothécaire, ni d’un historien, ni d’un écrivain, ni même d’un politique. Mais bien d’une multinationale de l’informatique : Google, qui est venu bouleverser l’appréhension de la lecture et de la recherche sur le livre en numérisant et mettant à disposition des millions d’ouvrages. À cet égard et vis-à-vis de la polémique qui ne s’est jamais vraiment calmée depuis le lancement du service en 2004, la vision qui se dégage de l’ouvrage se veut équilibrée. Un chercheur ne peut qu’être fou de joie à l’idée que Google Book Search existe – un spécialiste des Lumières encore plus. La connaissance mondiale à portée de tous, sous une forme telle qu’il soit aisée de s’y promener et de trouver ce que l’on cherche !

Pour Darnton toutefois, cela ne fera pas disparaître les bibliothèques de recherche, pour plusieurs raisons. Car tout numériser est une utopie – des textes n’existent qu’en quelques exemplaires au monde ou n’ont jamais attiré l’attention des lecteurs : les fureteurs des fonds anciens des bibliothèques ont encore de beaux jours devant eux. D’autant que l’écrit est mondial et Google pour l’instant largement focalisé sur les États-Unis et l’Europe. Car Darnton craint que le droit d’auteur continue à s’opposer à la libre diffusion de la connaissance. Car Google est une firme du présent : elle donne accès à ces fabuleuses informations à un instant t mais ne s’engage nullement à les conserver et, bien plus, peut être détrônée par de nouveaux acteurs mettant en œuvre de nouvelles technologies à tout moment. Car la qualité de la numérisation de Google n’est pas sans attirer des reproches. Car la question de la conservation des données numériques reste posée. Car la numérisation ne remplacera jamais complètement le fait de tenir le livre en main si l’on désire comprendre l’expérience de lecture des hommes des siècles passés.

Sans remettre en cause les idées avancées par Darnton, auxquelles nous adhérons très largement, on peut s’étonner que la question de la survie des bibliothèques passe par de telles considérations. Si l’on comprend que le directeur des bibliothèques de Harvard, spécialiste d’histoire du livre, s’intéresse aux livres anciens et fonds patrimoniaux, leur survie semble de toute façon évidente – les témoins d’époques révolues demeurent des sources à conserver et à consulter même si le texte qu’ils renferment est par ailleurs disponible en ligne. La question est beaucoup plus urgente pour la lecture publique – qui survivra si la bibliothèque se fait véritable lieu de vie – et surtout pour les bibliothèques de recherche : dans les disciplines où la recherche passe par des articles disponibles en ligne, les bibliothèques sont désertées et risquent de n’être à terme qu’un lieu où s’ébattent quelques chargés d’achat de ces bases, des informaticiens et une paire de formateurs.

Ce n’est que dans l’essai suivant, «L’avenir des bibliothèques» (pp.110-141), que ces questions sont abordées. Le point de vue de Darnton est particulièrement pertinent car les États-Unis sont un pays né des Lumières, qui s’est fondé sur la diffusion du savoir. C’est sous cet angle qu’il aborde la question du droit d’auteur, rappelant que l’article premier de la Constitution américaine le subordonne déjà au principe supérieur du «progrès de la science et des arts utiles». Or, la durée de protection n’a cessé d’augmenter depuis deux siècles – il était jadis de quatorze ans après publication – période largement suffisante pour la plupart des ouvrages, dont la «durée de vie» n’est pas aussi longue. Depuis la «loi Mickey Mouse» (ainsi appelée car spécialement votée pour éviter que la célèbre souris tombe dans le domaine public) de 1998, on en est à 70 ans après la mort de l’artiste – ce qui interdit de facto la présence en ligne de tout l’art, de toute la littérature du XXe siècle. Autre risque pesant sur la connaissance et sa diffusion, selon Darnton, l’abus des éditeurs de revues scientifiques – profitant du fait que les universités ne peuvent se passer d’elles pour vendre leurs abonnement pour 3000, 10000, 50000 dollars par an – alors même que le contenu est produit par les universités elles-mêmes et les chercheurs qu’elles payent ! L’exemple prouve qu’il n’est pas impossible que se mette en place un système économique à la fois parfaitement absurde (celui qui s’enrichit ne travaille que très peu) et non-viable sur le long terme, contraire à l’intérêt général, sans que les phénomènes économiques capitalistes puissent rééquilibrer le rapport de force. Or, Darnton souligne que les bibliothèques ont pour mission «la promotion du bien public, l’encouragement du savoir, la connaissance ouverte à tous» – il n’a rien contre les entreprises mais les buts diffèrent. Aussi se sent-il plus proches des projets visant le libre accès au savoir (d’Open Content Alliance à Wikipédia (p.118)) et, tout en étant béat d’admiration devant les réalisations de Google, craint son monopole. Aussi propose-t-il tout simplement une véritable nationalisation et mise à la disposition de tous des données de Google (p.131) : elles seraient disponibles pour n’importe qui pour tous les usages et seraient proposées dans une bibliothèque numérique américaine. Intéressant point de vue pour les Européens que nous sommes, qui se lamentent devant la lenteur et le côté malpratique d’Europeana et lorgnent du côté de Google…

Que va-t-il alors advenir du livre en papier ? C’est bien sûr à une typologie qu’aboutit ce type de question. Pour l’édition universitaire, le passage au numérique – si possible en favorisant le libre accès afin de sortir de l’horrible cercle vicieux dont il est fait mention plus haut – semble inévitable – que ce soit pour les articles ou pour les monographies, qui ne se vendent plus et, partant, que les éditeurs ne veulent plus publier. Le processus est tout à fait bénéfique si un contrôle de qualité demeure – bref, si une véritable édition numérique existe : la balle est dans le camp des éditeurs, entre autres des éditions universitaires américaines (p.172).

Au final, l’avis du lecteur sur cet ouvrage est semblable au texte ou plutôt aux textes de Darnton : mêlé, mélangé, hétérogène. D’un côté, il s’agit d’une vulgarisation des plus intelligentes, rédigée par un vrai spécialiste, des recherches de la seconde moitié du XXe siècle en histoire du livre, appliquées à une réflexion sur notre temps. D’autre part toutefois, il est regrettable que cela donne lieu à une personnification trop prononcée, l’auteur quittant parfois – trop souvent – l’approche qui fait son intérêt pour des considérations qui confinent à la discussion. Pour en donner un unique exemple, on lit page 107 : «Aucun écran d’ordinateur ne donne de plaisir comme une page imprimée». L’auteur est-il stipendié par les tenants du livre sur papier ou s’agit-il d’une simple impression personnelle ? Aucune de ces deux hypothèses ne saurait contenter les lecteurs qui demeurent dans le regret qu’on soit, avec de telles affirmations, bien éloigné d’un jugement neutre ou scientifique. On s’étonne enfin que l’auteur n’aille pas au bout de sa pensée : sur la mort du livre en papier, le livre numérique et ses insuffisances actuelles (DRM, absence de certains éditeurs…), le lecteur a parfois l’impression que l’auteur cherche se placer dans un moyen-terme rassurant, susceptible de conforter chacun au lieu d’établir un véritable état de l’existant. Les dernières lignes du livre tentent de ménager la chèvre et le chou, faisant du numérique un simple outil de recherche d’information, de lien des livres entre eux, alors que la lecture longue continuerait à se passer sur papier. On peut en douter. On en doute d’autant plus avec l’actuelle démocratisation des tablettes.

«Quand je tente de prévoir l’avenir, je regarde le passé», affirme avec clairvoyance (p.109) notre auteur : le passé nous semble montrer que les capacités cognitives de l’homme s’adaptent sans difficultés aux technologies nouvelles (elles-mêmes en évolution et adaptation constantes) dès lors que l’apport de ces dernières justifient cet effort. Rendez-vous dans 50 ans pour le résultat des courses.

Rémi Mathis
( Mis en ligne le 08/03/2011 )
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