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Histoire & Sciences socialeset Sociologie / Economie  

Lévi-Strauss - L'Herne N° 82
de Michel Izard et Collectif
L'Herne 2004 /  49 €- 320.95  ffr. / 482 pages
ISBN :  2-85197-096-8
FORMAT : 21x27 cm

L'auteur du compte rendu: Guy Dreux est professeur certifié de Sciences Economiques et Sociales au lycée Michelet de Vanves (92). Il est titulaire d'un DEA de sciences politiques sur le retour de l'URSS d'André Gide.

Claude Lévi-Strauss vivant

Sur la photographie de couverture, un homme avec un oiseau sur l'épaule. Les deux, fixant l'objectif, semblent afficher le même regard mi-surpris mi-intrigué. L'oiseau est un choucas ; L'homme, un génie français, Claude Lévi-Strauss.

Claude Lévi-Strauss occupe aujourd'hui une place singulière sur la scène intellectuelle française puisqu'il est devenu, de son vivant, une légende. Ayant traversé, au propre comme au figuré, le vingtième siècle, il incarne une discipline : l'anthropologie sociale. Des biographies ou entretiens ont paru depuis plusieurs années, et même un "Que sais-je", pour qui douterait de la consécration de ce savant.
La publication du Cahier de l'Herne (dirigé par Michel Izard), si elle est en soi un hommage, présente une qualité qui n'est pas mineure – elle en est même sa caractéristique : celle d'éviter l'hagiographie, toujours susceptible d'enterrer une pensée en célébrant son auteur. Et pour le dire maladroitement, cet ouvrage est en quelque sorte une bonne nouvelle : Claude Lévi-Strauss est vivant, et pour longtemps.

Plus de cinquante contributions composent l'ouvrage dont il est impossible et inutile de tenter de donner ici ne serait-ce qu'un aperçu. Elles évoquent tour à tour l'homme, le directeur de recherches, le professeur, et abordent de manière savante des points particuliers de son œuvre et de son évolution. De toutes ou presque, on ne peut être que frappé par l'énergie et la fantastique curiosité pour la vie de ce grand et profond sceptique. La vie, sous toutes ses formes.

On sait que Claude Lévi-Strauss a toujours gardé un goût pour des disciplines aussi apparemment diverses que la botanique, la géologie ou les mathématiques, pour ne pas citer celles qui lui sont plus immédiatement attachées. Et les dernières lignes de Tristes Tropiques, fort judicieusement publiées en introduction de l'ouvrage, témoignent de la sagesse que Claude Lévi-Strauss a su en tirer.
Une curiosité protéiforme donc mais toujours alliée à la plus grande exigence intellectuelle. C'est ainsi, par exemple, que Isac Chiva évoque l'esprit avec lequel Claude Lévi-Strauss a défini la "ligne" des publications du fameux laboratoire d'anthropologie sociale : "Tous les terrains, tous les objets, toutes les écoles de pensée anthropologiques pouvaient s'y exprimer, à condition que ce fût bon !" (p.73)
Car il semble bien qu'il y ait peu de sujets auxquels Claude Lévi-Strauss ne se soit pas confronté. Non par goût de l'éclectisme, mais par esprit systématique, au sens où Diderot dans Le Rêve de d'Alembert distinguait "esprit systématique" et "esprit de système". Cette incroyable richesse de ses centres d'intérêt ou sujets de réflexion est fort bien rendue par quelques pages de textes de Claude Lévi-Strauss lui-même. Le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, les liens entre les mathématiques et les sciences, les jeux de société, le cannibalisme, les obsèques de la Princesse Diana ou encore les rapports entre la pensée mythique et la pensée scientifique : autant de sujets sur lesquels l'auteur pose son fameux "regard éloigné". Et, si l'on veut absolument faire un reproche à cette publication, on pourra regretter l'absence du texte aussi court que génial consacré au Père Noël (Le Père Noël supplicié, éditions Sables).

On découvre ainsi un Claude Lévi-Strauss dans la vie, spectateur attentif mais aussi engagé. Ainsi, Stéphane Clouet évoque ses années méconnues d'engagement auprès des socialistes. Souvent qualifié aujourd'hui de penseur réactionnaire, on ignore qu'il a été un membre de la SFIO (adhésion en 1926) et l'auteur d'un Gracchus Babeuf et le communisme (qui est d'ailleurs son premier livre, publié la même année par la maison d'édition du Parti ouvrier belge). Il lui restera de cette période une connaissance réelle de l'œuvre de Marx et une admiration profonde pour Rousseau.

Ces seuls aspects justifieraient à eux seuls la publication de l'ouvrage. Mais s'y ajoutent de nombreuses contributions savantes qui permettent de comprendre en quoi la pensée de Claude Lévi-Strauss est inlassablement revisitée par des chercheurs aujourd'hui, comment elle permet à d'autres de poursuivre interrogations et recherches. C'est là que nous nous éloignons le plus de la célébration béate.
A ce titre, le texte de Philippe Descola, élève de Claude Lévi-Strauss et auteur d'un sublime ouvrage sur les Jivaros (Les Lances du crépuscule, édition Plon), est exemplaire. Pour aborder la difficile et lourde question de "l'opposition contrastive entre la nature et la culture" (p.296), il reprend certains textes de Claude Lévi-Strauss en n'hésitant pas à en souligner les ambiguïtés, parfois les erreurs (pour partie dues aux matériaux utilisés), pour mieux en poursuivre la réflexion.

Cette démarche admirative, reconnaissante et critique court tout au long de l'ouvrage et se retrouve dans la plupart des contributions. C'est là la meilleure façon de rendre hommage à un penseur : celle de ceux qui ne travaillent ni pour, ni contre, mais avec Claude Lévi-Strauss. Une attitude qu'il serait d'ailleurs faux de croire réservée à quelques experts comme en témoigne le texte d'une enseignante de philosophie en lycée, expliquant comment l'œuvre de l'anthropologue peut toucher "un public rétif à la spéculation, non pas par incapacité, mais à cause de conditions de vie difficiles et de l'autodévalorisation qu'ils s'infligent dès qu'il s'agit de domaines intellectuels" (p.109)

Guy Dreux
( Mis en ligne le 01/12/2004 )
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