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Histoire & Sciences socialeset Historiographie  

Disparu ! - Enquête sur Sylvain Venayre
de Sylvain Venayre et Jean-Philippe Stassen
Les Belles Lettres - L'histoire de profil 2012 /  19.50 €- 127.73  ffr. / 220 pages
ISBN : 978-2-251-90009-4
FORMAT : 14,5 cm × 21,3 cm

Sylvain Venayre a collaboré à Parutions.com

L’auteur du compte rendu : agrégée d’histoire et docteur en histoire médiévale (thèse sur La tradition manuscrite de la lettre du Prêtre Jean, XIIe-XVIe siècle), Marie-Paule Caire-Jabinet est professeur honoraire de Première Supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. Elle a notamment publié L’Histoire en France du Moyen Age à nos jours. Introduction à l’historiographie (Flammarion, 2002).


Le métier d’historien

Un amphithéâtre vide, des coloriages d’enfant abandonnés sur des gradins, un bureau sur l’estrade, quatre chaises, quatre bouteilles d’eau et quatre verres, en contrebas : une petite table, avec une épaisse liasse de papiers, une bouteille d’eau, un verre renversé, comme la chaise… Où sont passés les acteurs de cette scène vide qui évoque irrésistiblement pour les familiers du genre une soutenance de thèse ? Où est le candidat ? Enfui par le trou noir qui sous la rose des vents crève le décor mural représentant un planisphère ? Ou encore, comme le suggère l’illustration suivante, a-t-il crevé le plafond pour s’envoler vers un ciel étoilé ?

Une couverture d’emblée intrigante pour un ouvrage universitaire ! On la doit à Jean-Philippe Stassen avec qui Sylvain Venayre a publié une nouvelle édition de Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, et une bande dessinée, L’Île au trésor. Tout au long de l’ouvrage, Jean-Philippe Stassen accompagne le lecteur avec ses belles illustrations énigmatiques, mais qui disent tout de la vie quotidienne d’un jeune chercheur, au milieu de sa famille et des disputes d’enfant, à la porte de la bibliothèque vélo en main, piles de livres par terre… Un environnement familier mais… vide de toute présence humaine. Où est passé le héros, Sylvain Venayre ? Disparu ? Si Sylvain Venayre a bien disparu comme l’annonce le titre, le lecteur qui tient l’ouvrage en mains est incertain : que va-t-il lire ?...

En fait un exercice brillant, improvisation libre sur un canevas contraint : celui qui oblige depuis un arrêté du 23 novembre 1988 tout candidat à l’habilitation à diriger des recherches à fournir «un dossier de travaux, accompagnés d’une synthèse de l’activité scientifique du candidat permettant de faire apparaître son expérience dans l’animation d’une recherche» (p.12). Cette publication en général réservée aux seuls membres du jury disparaît ensuite dans leurs bibliothèques, inconnue du public, à de rares exceptions. Un exercice que depuis Pierre Nora (Essais d’ego-histoire, Gallimard, 1987) on nomme «ego-histoire» mais, dans ce cas précis, l’exercice est le plus souvent voué à sombrer dans l’oubli. Or, avec une élégante désinvolture, Sylvain Venayre s’affranchit de la règle courante, se refuse à parler à la première personne et se livre à une enquête policière sur lui-même, avec en référence l'œuvre de Pierre Bayard (Le Meurtre de Roger Ackroyd, Hamlet, Le Chien des Baskerville). Il répond ainsi aux exigences du texte officiel tout en s’en affranchissant.

On suit le parcours classique d’un jeune universitaire français, né en 1970, qui après les passages obligés - concours de recrutement, enseignement en lycée, thèse (sous la direction d’Alain Corbin, publiée sous le titre La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940, 2002) -, est recruté comme maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne. La soutenance d’habilitation à diriger les recherches - et donc à postuler pour un poste de professeur d’université - est l’occasion de présenter à travers l’exposé de ses travaux (publications, organisation de colloques, cours, etc.) une réflexion sur la discipline. En annexe sont donnés les discours prononcés à la soutenance de sa thèse et à celle de l’habilitation à diriger des recherches.

En fait, loin de ce qu’à première vue on aurait pu considérer comme un exercice de style ludique, Disparu ! est une réflexion claire et rigoureuse sur les enjeux historiographiques actuels, du moins dans le domaine de l’histoire des représentations, le moment fondateur des années 1980 et du «tournant critique». Sylvain Venayre s’insurge avec toute la force de la conviction contre certaines dérives - dont celle de l’ego-histoire… - et, en digne héritier des historiens méthodiques de la fin du XIXe siècle, pour étayer son analyse, il passe au crible d’une critique sans concession le texte d’ego-histoire intitulé ''Un désir de vérité'' par lequel Gérard Noiriel ouvre son ouvrage Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien (2003). La clé de sa disparition est donnée, au terme de sa démonstration, page 101 : «(…) l’essai d’ego-histoire apparaît finalement comme un genre dangereux. Sylvain Venayre a pu être affolé à l’idée de devoir se soumettre à son tour à des règles aussi contestables. Sa fuite, comme nous le supposions, pourrait être un acte de résistance».

Que le livre soit léger en apparence et bien illustré ne lui interdit pas d’être un ouvrage «sérieux» qui pose la question de l’évolution de la discipline et, face à des voix nombreuses qui placent l’historien au cœur d’un discours qui donc ne peut qu’être suspect de subjectivité, Sylvain Venayre donne à son tour avec humour sa définition du métier d’historien : «Cela dit, en rappelant que l’histoire, ce sont avant tout des dates et des mots, Sylvain Venayre ne risquait pas de révolutionner la discipline. Si l’on peut avoir une certitude concernant l’homme sur lequel nous avons enquêté, c’est qu’il n’a pas cherché à donner un sens nouveau au mot histoire» (p.161). Il faut aussi aller lire, en fin d’ouvrage, les notes, là aussi exercice universitaire classique, qui, selon les cas, atténuent, complètent ou accentuent le propos. Après Emmanuel de Waresquiel (L’Histoire à rebrousse poil : les élites, la Restauration, la Révolution, 2005) et Patrick Boucheron (Faire profession d’historien, 2010), Sylvain Venayre propose au grand public de lire son parcours de formation, et au fond la question reste toujours la même, têtue, celle que posait à Marc Bloch son fils : «Papa, explique-moi donc à quoi sert l’histoire». Et la réponse de Marc Bloch : «Du livre qu’on va lire, j’aimerais pouvoir dire qu’il est ma réponse» ; le livre était Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien.

Disparu ! Enquête sur Sylvain Venayre est en somme un ouvrage d’historiographie : une réflexion sur la discipline histoire, les hommes qui la font et leurs pratiques. En complément, paraissent simultanément du même auteur deux ouvrages très différents à tous points de vue : l’épais Panorama du voyage. 1780-1920. Mots, Figures, Pratiques, ouvrage scientifique, et l’impertinent Histoire au conditionnel écrit à quatre mains avec Patrick Boucheron, qui s’interroge sur le document en histoire… Trois façons différentes d’aborder le métier d’historien et de s’interroger sur sa place dans la société.

Marie-Paule Caire
( Mis en ligne le 20/11/2012 )
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