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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Du Niémen à la Bérézina - Lettres et témoignages de soldats français sur la campagne de Russie
de Michel Roucaud et François Houdecek
Service historique de la Défense 2012 /  22 €- 144.1  ffr. / 290 pages
ISBN : 978-2-11-129053-2

Une multitude d’événements complexes

La campagne de Russie, de loin la plus spectaculaire et la plus mobilisatrice de toutes les campagnes napoléoniennes, est certainement, de nos jours, la plus documentée et la plus travaillée, tant du côté français que du côté russe. Deux siècles d’historiographie ont fait évoluer le regard porté sur un conflit unique en son essence et annonciateur des futures guerres totales. Si l’on songe notamment à la façon dont les historiens russes et soviétiques ont fait évoluer leur langage tout en conservant la notion de «guerre patriotique» et à la façon dont les historiens de l’Empire ont reconsidéré peu à peu le conflit à différentes échelles, la campagne de Russie est bel et bien l’un des événements historiques dont la signification a été profondément interrogée et problématisée. À ce titre, on constate non sans intérêt que le terreau documentaire sur lequel les chercheurs s’appuient ne cesse de s’étoffer. La preuve avec ces lettres et témoignages de soldats français récemment publiés par le Service historique de la Défense.

La complexité de la campagne de Russie, ce chantier militaire aux dimensions immenses et aux implications politiques et diplomatiques jusque-là inégalées dans le système napoléonien, et enfin, la multiplicité des points de vue, ont pu générer quantité d’analyses logiques au cours des deux cent dernières années. La plus romancée d’entre elles, La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï est également l’une des plus complètes, reposant tant sur les trésors de l’imagination de leur auteur que sur une documentation patiemment accumulée et bénéficiant par ailleurs des témoignages des survivants de la période, rencontrés par Tolstoï. Il est vrai que l’analyse de ce dernier se veut avant tout philosophique et que l’auteur confesse à plusieurs reprises s’interroger sur des mécanismes plus puissants. Il est en revanche l’un des premiers à avoir tenté de redonner au conflit sa dimension humaine et personnelle à travers les histoires de multiples personnages. Il reste une fresque aux multiples degrés de lecture, attachante et émouvante.

Tout aussi attachants et émouvants sont les documents présentés ici, dans l’édition réalisée par Michel Roucaud et François Houdecek. On peut certes s’interroger sur la pertinence de cet ensemble divisé en cinq parties (une partie pour chaque témoin) qui ne donnent jamais qu’un seul et unique point de vue et dont la cohérence est loin d’être apparente. En réalité, en confrontant chaque témoignage vis-à-vis de la qualité de son auteur, émerge un récit plus global où domine l’avant et l’après campagne, comme si la campagne n’était pas à proprement parlé l’objet principal de ce même récit. En soi, le choix de faire figurer la relation de la captivité du capitaine Devina en toute fin de volume est une bonne idée, ce dernier ne tirant évidemment pas de bilan des événements, mais donnant à entendre nul regret de ce qui est advenu. Une peinture effroyable est faite du commun des Russes, assimilés au mieux comme des hommes frustes, au pire comme de véritables barbares, unis dans une conception d’une foi rétrograde et primaire.

Cette très courte relation du capitaine Devina est sans doute le témoignage le plus cru et le plus direct de la réalité vécue par les prisonniers en Russie et donc découvrant le pays «à l’envers» de leurs camarades restés dans le rang. Certes, tous font état de la même souffrance, officiers comme simple soldat de ligne, parfois réduits à commettre l’impensable, comme le capitaine Jean Eymard, qui après avoir sèchement résumé les situations géographiques, en fidèle officier spécialiste en topographie, confesse avoir volé du pain à des soldats pour ne pas mourir de faim (pain qui s’avère d’ailleurs parfaitement immangeable). Cette persistance de la souffrance efface peu à peu les repères géographiques et humains, les contingences relatives au service. Le général Joseph Puniet de Monfort, dont les souvenirs représentent l’une des plus complètes relations de la campagne éditée dans le présent volume, qui conserve durant toute la première partie des opérations, jusqu’à l’évacuation de Moscou, au moins, finit lui aussi par se retrouver parmi les «fricoteurs» dont le sens de la débrouille permet de subvenir aux besoins les plus immédiats.

On lit avec un intérêt non dissimulé les souvenirs du grognard Nottat, dont le parcours simple mais héroïque, un héroïsme dénué de tout pathos, se poursuit tout au long de la retraite, et avant tout en Allemagne, où les soldats débandés éprouvent toutes les difficultés du monde à rallier leurs régiments. Ce ne sont que mauvaises rencontres et instants d’entraide, interrogations fugaces sur ce que l’avenir immédiat peut réserver. Nottat, finalement prisonnier, est redirigé vers la Russie au moment précis où les Prussiens retournent leurs armes contre la France impériale et reviennent vers le tsar.

Tous ces témoignages s’accordent sur l’ampleur des préparatifs précédant la campagne et les silences qui entourent les raisons mêmes de cette campagne : Puniet de Monfort relève que ses fonctions de responsable du parc général du génie ne lui conviennent guère (ajoutant avec un certain cynisme que les émoluments qui lui sont délivrés sont fort heureusement suffisants), avant de donner une image précise des différents mouvements de la Grande armée et des corps composant la division dont il dépend. Les lettres du capitaine Mosneron Dupin à sa famille sont tout aussi efficaces pour dépeindre la traversée des pays allemands avant le passage du Niémen et la lente et efficace conjonction des corps alliés.

Cinq parties, donc, dont l’articulation évite les répétitions et ménage la construction d’un récit collectif, patient mais aussi lacunaire ; rien n’est dit, nous l’avons vu, sur les raisons de la campagne, illustrant une soumission de fait à des ordres qui ne font l’objet d’aucun questionnement apparent. Les conséquences, pourtant terribles, ne sont pas davantage abordées par les témoins qui ne font que revenir sur une expérience douloureuse et d’aspect incompréhensible en apparence. Ces textes ne sont donc que la partie première d’une analyse qu’il faut rebâtir à travers les différents travaux les plus récents sur la question : Dominic Lieven, et son excellent Russia against Napoleon, qui traite principalement des aspects psychologiques des belligérants, Marie-Pierre Rey, qui établit une synthèse solide dans L’Effroyable tragédie. Jacques-Olivier Boudon, de son côté, a également exploré la question des sources en proposant un florilège convaincant de lettres émanant de personnalités d’horizons divers.

En cela, le travail de Michel Roucaud et François Houdecek, auteurs et éditeurs de ce Du Niémen à la Bérézina, offre des perspectives de lecture renouvelées sur une période déjà bien connue mais dont la matière initiale, les archives, semble toujours aussi riche et féconde.

Vincent Haegele
( Mis en ligne le 10/12/2013 )
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