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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Journal secret - 1941-1944
de Curzio Malaparte
Quai Voltaire 2019 /  23,70 €- 155.24  ffr. / 336 pages
ISBN : 978-2-7103-8888-3
FORMAT : 13,7 cm × 22,0 cm

Stéphanie Laporte (Traducteur)

La matrice de Kaputt

Après avoir traversé l'Ethiopie à dos de mulet (cf. Voyage en Ethiopie - Et autres écrits africains, Arléa, 2012), Curzio Malaparte (1898-1957) s'engage en tant que correspondant de guerre pour le Corriera della Sera ; d'abord sur le front de l'Est, ensuite en Allemagne, en Roumanie et en Pologne. Dans les pages qui composent ce Journal secret, c'est surtout la Finlande (notamment la Laponie où il rapportera par écrit ses expéditions du Grand Nord), puis son retour en Italie, chez lui dans la célèbre et magnifique villa Malaparte, qui prédominent.

Grand écrivain italien, trouble et généreux, Malaparte est encore surprenant avec ces carnets inédits en France. En effet, plutôt que de retranscrire la cruauté et l'absurdité de la guerre, c'est son côté mondain et touristique qui lui importe. Il est aussi à l'aise, attablé avec des nazis au côté d'Himmler, que sur un chien de traineau conduit par un Lapon par moins 60 degrés. L'obsession de l'écrivain est de rapporter ce qu'il voit, avec sa sensibilité et son regard enthousiaste. Pour lui, la littérature et la vie se confondent puisqu'en 1942-43, par exemple, il écrit à la fois son journal, publie des chroniques pour des journaux et rédige Kaputt, l'un des chefs d'œuvre de la littérature mondiale.

Et c'est la matière de ce roman qui ressort dans ces écrits éclatés, désordonnés et elliptiques, qui relèvent d'ailleurs davantage du coup éditorial que d'une œuvre à part entière. Il est si affairé par ses rendez-vous mondains et sa production littéraire qu'il repousse son opération de l'appendicite pour ne pas manquer un déjeuner important (au risque de mourir d'une septicémie). Il le regrettera en relatant les jours de souffrance extrême qu'il endurera après l'opération (trois semaines d'arrêt !).

Malaparte produit ici beaucoup de descriptions géographiques tout en revenant sur les thèmes qui lui sont chers. La mort de son chien (qui donnera un passage bouleversant de Kaputt), la découverte de cimetières de rennes, l'écriture de son œuvre, et la rencontre des hauts dignitaires politiques du conflit. De retour en Italie, il sera inquiété et emprisonné pour ses accointances avec les fascistes (sur lesquelles le journal ne s'étend pas beaucoup.). Ce sera surtout le temps de l'écriture de son roman.

Décevantes et saisissantes : ce sont les deux termes qui viennent à l'esprit à la lecture de ces pages diaristiques. Déception due au matériau parfois trop faible d'un tel document. Emportement par le style et la finesse du traitement malapartiens lorsque l'écrivain prend le temps d'écrire convenablement dans son journal. Curieusement, la page la plus intéressante se trouve en annexe, dans son journal de 1939-1940, lorsqu'il tente une définition du genre : "Ecrire son journal implique en effet que l'on écrive seulement pour soi et non pour les autres, pour aucun autre que soi. C'est cela que signifie le titre de mon journal : c'est le sens que j'interdis aux autres, le sens vrai, l'unique, des faits et des heures de ma vie, de mes mots, mes pensées et mes sentiments. Cette pratique, on l'aura noté, n'a rien à voir avec les mémoires et les notes de Guichardin, qui ont une valeur didactique, d'enseignement, et son destinées à des personnes précises. Le journal, en revanche, est la chronique au jour le jour des faits et des pensées de la vie d'un écrivain. On attendrait de l'écrivain, lorsqu'il écrit son propre journal, qu'il oublie qu'il est écrivain, qu'il renonce à son art. Ce ne serait que loyauté. Mais comment fait-on, mon Dieu, pour oublier que l'on est écrivain ? A plus forte raison lorsqu'on est, comme je le suis, écrivain de la tête au pieds, écrivain jusque dans les moindres plis de sa peau et de son esprit".

Ce journal vient compléter une œuvre foisonnante, qui demeure pour une partie encore cachée (tout comme Kaputt le fut pour échapper à la destruction), 60 ans après mort de son auteur.

Jean-Laurent Glémin
( Mis en ligne le 15/03/2019 )
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