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Histoire & Sciences socialeset Témoignages et Sources Historiques  

Le Moyen de parvenir
de François Béroalde de Verville
Passage du Nord-Ouest 2005 /  26 €- 170.3  ffr. / 430 pages
ISBN : 2914834039
FORMAT : 12 x 21 cm

2ème édition.

L'auteur du compte rendu : Rémi Mathis est élève à l'Ecole Nationale des Chartes. Il prépare une thèse sur Simon Arnauld de Pomponne sous la direction d'Olivier Poncet (ENC) et Lucien Bély (Paris IV).


Fadaises de sagesse

La première moitié du XVIIe siècle a été en littérature un temps béni d’une incroyable fécondité. Qu’il s’agisse des libertins érudits comme La Mothe Le Vayer et Gabriel Naudé ou des poètes burlesques comme Sygognes, Saint-Amant ou Régnier, que l’on lise les poésies de Théophile de Viau ou les romans de Cyrano de Bergerac, c’est toujours un émerveillement d’inventivité, de drôlerie et d’intelligence. Or, ces textes, souvent bien connus et étudiés, ne jouissent pas dans le grand public de la notoriété qui devrait être la leur : la faute en est bien souvent au manque d’édition grand public.

C’était le cas jusqu’en 2002 de Béroalde de Verville, certes bien connu et auquel plusieurs belles études ont été consacrées mais qui manquait singulièrement de notoriété dans le grand public. Il était donc particulièrement bien vu de publier son Moyen de parvenir, qui a été un succès puisqu’une deuxième édition nous est aujourd’hui proposée.

Cet ouvrage a été composé dans la deuxième décennie du XVIIe siècle par un homme né protestant et fils d’un important professeur d’hébreu. Il suit des études de médecine et traduit quelques-uns des plus importants livres de la Renaissance, notamment des œuvres de Juste Lipse et le très fameux Songe de Poliphile. Devenu chanoine à Tours, il écrit un certain nombre d’œuvres très personnelles. Pourtant, toutes ne sont pas signées et il fallut attendre le milieu du XVIIIe siècle pour que Le Moyen de parvenir lui soit attribué, ce qui, après bien des controverses, n’est plus guère contesté.

L’œuvre ne se résume pas tant elle est foisonnante, échevelée, riche et incompréhensible au premier abord. Près de quatre cents personnages, nommés ou non, célèbres ou non, prennent la parole pour partir dans des discours variés, originaux, drôles et souvent désorganisés. Le texte se place dans la continuité de Rabelais ; les thèmes sont souvent ceux du maître : le boire et le manger, l’amour, la scatologie parfois… Toutefois, l’œuvre est rédigée plusieurs dizaines d’années après Pantagruel et Gargantua : les Réformes protestantes et catholiques sont passées par là et à leur suite les Guerres de religion. C’est pourquoi la mort est un des principaux personnages du Moyen de parvenir, l’humour est parfois grinçant et, partant, d’autant plus provocant. Les préoccupations ont changé et l’humanisme est bien mort. De la même manière, la cohérence du discours est fortement remise en cause : la période a moins confiance en elle-même, l’homme n’est plus le centre du monde capable de le comprendre et de le modéliser. Dans le livre, la parole se dévie sans cesse elle-même pour passer d’un thème à l’autre en rebondissant continûment, les titres des parties qui tentent d’amener rigueur et classement dans cet immense chantier ne recouvrent que rarement la réalité du texte. Symbole de ce rapport ambigu, fait d’admiration et de remise en cause, entretenu avec la littérature passée, l’ouvrage s’ouvre sur une parodie d’un quatrain de Ronsard, connu mais transformé en une pièce burlesque.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le livre a éveillé l’attention de Diderot, de Charles Nodier ou de Jarry. Rares sont les avant-gardes qui ne l’ont pas considéré comme digne d’intérêt, prouvant par là la multiplicité des lectures qui en peuvent être faites. Parler de la modernité d’une œuvre ne signifie pas grand-chose mais il est vrai que notre époque est sensible à ces écrits bâtards qui sont le lieu d’un discours sur eux-mêmes et sur la littérature et, dans ce sens, Le Moyen de parvenir fait sans doute partie des grands romans s’interrogeant sur leur forme, tout comme Don Quichotte, Jacques le Fataliste ou Tristram Shandy.

L’éditeur prévient tout de suite que cette édition ne se veut pas scientifique. Elle est avant tout faite pour être lue par le public le plus large dans une optique de plaisir. Souvent, les littéraires rechignent à établir une véritable édition, c'est-à-dire une interprétation, en se cachant derrière un prétendu respect du texte. Le fait de refuser de couper un texte en paragraphes ou de moderniser la ponctuation démontre une certaine méconnaissance des contraintes éditoriales sous l’Ancien Régime. L’éditeur scientifique est là pour faire la part entre respect du texte et respect du lecteur : la solution choisie en l’occurrence est bonne. L’orthographe est modernisée afin de ne pas ajouter à la difficulté du livre, et le sens des mots vieillis est donné en marge (ce qui permet de les avoir sous les yeux tout en donnant au livre un petit air Renaissance…). Le texte est accompagné d’un glossaire, des courtes biographies des hommes célèbres qui sont censés prendre la parole et d’une petite bibliographie : tout est fait pour que le lecteur puisse accéder au récit facilement.

Le paysage éditorial français comprend bien sûr de grandes entreprises bien connues, qui font souvent bien leur travail en tentant de découvrir de nouveaux talents et en s’efforçant de ne pas oublier les anciens. On y trouve également de petites maisons, artisanales, à la main d’œuvre peu nombreuse, fonctionnant à la passion. C’est certainement parmi ces dernières, indispensables à la qualité et à la diversité de la production actuelle, qu’il convient de ranger Passage du Nord-Ouest. Ce petit éditeur d’Albi est spécialisé dans la publication d’auteurs hispanophones et lusophones mais il possède également une collection, «Les Muses inconnues», qui remet au jour dans des versions grand public et pour un prix accessible de grands textes du premier XVIIe siècle, mal connus. Ces entreprises sont très utiles à la fois pour diffuser un texte dans la population et pour faire naître des vocations autour de ce texte. Quand on sait que l’ouvrage n’a été réimprimé au XXe siècle qu’en reprint ou chez des éditeurs dont les prix n’en permettent pas l’achat aux particuliers, nous ne pouvons que saluer ce genre d’initiatives.

Ainsi, malgré un texte qui est parfois d’une lecture difficile, il faut se plonger dans ce livre d’une richesse extraordinaire. Témoin d’une société qui se cherche, d’une évolution intellectuelle, il est aussi un jalon de première importance dans l’évolution de l’écriture du roman. Et de toute façon, comment ne pas lire, selon les propres mots de Verville, une «œuvre contenant la raison de tout ce qui a été, est et sera» ?!...

Rémi Mathis
( Mis en ligne le 12/01/2006 )
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