L'actualité du livre
Essais & documentset Questions de société et d'actualité  

10 ans sur la planète résistante
de Frédéric Delorca
Thélès 2008 /  24 €- 157.2  ffr. / 408 pages
ISBN : 978-2303001151

Frédéric Delorca collabore à Parutions.com

Pour mémoire : pessimisme de l'analyse, optimisme de l'action

L’ouvrage est intitulé «essai», on aurait plutôt écrit «mémoires». Il s’agit en effet du récit à la première personne d’une tranche de vie, dix ans de vie militante de l’auteur entre ses 28 et 38 ans. Il s’agit aussi d’un regard particulier, engagé mais honnête (et à notre sens souvent fort lucide) sur le début du XXIe siècle. Il ne s’agit sans doute pas des Mémoires d’outre-tombe, mais l’auteur ne prétend pas avoir écrit autre chose qu’un témoignage vivant et véridique de ce qu’il a vécu pour servir la vérité, celle des valeurs en lesquelles il croit et celle, objective, de faits oubliés ou occultés, ou de situations où le personnel se mêle à la «grande Histoire» et en éclaire les enjeux humains. Le livre est bien écrit et se lit toujours avec intérêt, parfois avec suspens.

De 1998 à 2008, F. Delorca a fréquenté activement divers milieux de la résistance anti-impérialiste et internationaliste, à gauche de la gauche officielle. Issu d’une famille d’ouvriers et de républicains espagnols, F. Delorca a été formé dans le souvenir de la Guerre civile, des brigades internationales et d’un combat sans frontières pour la justice : son pseudonyme ne l’atteste-t-il pas ? Avant la guerre du Kosovo en 1998, sa vie est celle d’un jeune sociologue, doté d’un talent de plume ; réfléchissant sur sa vocation et son admiration pour Bourdieu, qu’il a rencontré, il reconnaît qu’il partage avec son aîné (théoricien de la reproduction des élites) l’expérience du provincial de milieu modeste et du boursier un peu complexé promu au mérite mais mal-à-l’aise dans les élites parisiennes dont il découvre les codes parfois à ses dépens ; cette réflexion sur sa situation passe par les clés de la sociologie et légitime l’engagement social et politique à gauche. Ce positionnement est pour lui non-négociable, car il signifie la foi en un principe d’égalité et de respect de la dignité des plus humbles sans lesquels son action lui semblerait absurde ; le spectre politique des formes de résistances à la domination de classe ou à l’impérialisme, il le comprend de ce point de vue universaliste et rationaliste (socialiste) ; son aventure cependant va lui faire éprouver que par-delà les différends idéologiques, il y a des communions possibles, existentielles et même politiques, à des moments où l’histoire impose de choisir son camp et de manifester des expressions de solidarité avec certaines victimes de «l’ordre mondial», fût-ce en précisant aux intéressés (au moment favorable, avec un mélange de franchise et de tact) les raisons de l’engagement et les réserves.

Passé par Sciences Po, Delorca n’a pas été dupe de l’objectivité de la politologie de l’institution, mais il est encore assez provincial pour ne pas saisir les enjeux des conflits que suscitent après la fin de la Guerre Froide la prétendue instauration du Nouvel Ordre international et l’interventionnisme des puissances, rebaptisé «(devoir d’)ingérence humanitaire». Les dictatures du Sud lui sont antipathiques et le régime de Milosevic en Serbie lui semble relever du même type dégénéré. Il souffre du syndrome français du «ni-ni-sme» qui érige en comble de la morale le refus de choisir entre impérialisme occidental néo-colonialiste et régimes décriés des «États-voyous». Ce refus de choisir («les mains blanches» de Péguy ?), il le remettra en cause de plus en plus, convaincu qu’il faut choisir son camp dans certaines situations, fût-ce, sans illusions, le moindre mal. Un des thèmes du livre est la critique sévère des illusions, de l’hypocrisie ou du confort des intellectuels européens qui ne savent plus ce qu’est subir la guerre sur son sol et qui se complaisent dans le refus scrupuleux de choisir, alors que la vie impose au moins de juger in concreto du sens des événements, des responsabilités, de distinguer agresseur et agressé. A cet égard, la décennie sera le moment d’une prise de distance avec des références de jeunesse : Bourdieu et Derrida notamment ; même Chomsky finit par le décevoir. Passionné de philosophie, amateur de beau style, Delorca est obligé par sa conscience à juger… aussi des modes philosophiques de ses études : structuralisme, déconstruction, esthétisme néo-nietzschéen lui apparaissent devant la dureté du réel comme des positions stériles et égocentriques (des jeux rhétoriques subjectivistes) de petit-bourgeois de la société de consommation et des classes moyennes (en quoi on ne peut lui donner tort).

Il y a peut-être quelque ironie dans le fait que cette évolution vers des conceptions plus «réalistes» et objectivistes, un rationalisme scientifique évolutionniste à l’anglo-saxonne (Carnap, Popper, Chomsky, que lui fait mieux connaître «Le scientifique» belge) aura été conditionnée par la grande Histoire et la passion éthico-politique, domaine où le positivisme logique ne nous semble guère fondateur de sens humain… Mais ce parcours même illustre la dialectique de la recherche vivante de la vérité. Il illustre aussi le rôle que le tragique de l’histoire, quand il est intériorisé, est à l’origine de renversements de pensée et d’engagements existentiels qui changent une vie. Delorca cherche honnêtement une pensée cohérente à la hauteur des défis de l’époque et fait de la crise de notre temps (mais tout temps est de crise) le tamis des idées.

Le tournant, en l’occurrence, c’est la guerre du Kosovo, événement dont on sous-estime encore la portée, alors que la crise de l’été 2008 entre la Géorgie et la Russie en montre les dangereuses virtualités. Le séparatisme kosovar, que l’Union européenne et les États-Unis soutiennent, c’est le principe de l’autodétermination de tout groupe se disant «peuple» quand il veut : un principe érigé en dogme contre celui de l’intangibilité des frontières et du droit des États à leur souveraineté… En 1998, Delorca est comme beaucoup victime de la désinformation de mass media occidentaux partisans sur le sujet et ne réalise pas le sens concret de cette intervention humanitaire de l’OTAN pour obliger la Serbie à abandonner le Kosovo aux séparatistes albanais de l’UCK : Milosevic et les Serbes font figures d’horribles nationalistes (fascistes et génocidaires) contre les braves musulmans albanophones opprimés. Cette caricature des faits (qui doit d’autant plus attirer l’attention que l’islam bénéficie rarement d’une telle bienveillance de l’Occident… évidemment désintéressé), Delorca n’en prend vraiment conscience que par la rencontre de vrais Serbes, qui l’interpellent vivement et remettent en cause une à une ses certitudes de consommateur des media. C’est sur sur un site «chomskyen» américain qu’il rencontre Boris, jeune Belgradois de l’élite serbe, hybride de boyards et de dirigeants communistes, un garçon intelligent et vif qui bouscule les clichés occidentaux sur la Yougoslavie et invite Delorca à venir voir sur place… Le choc des opinions et la résistance en réseau à l’âge d’Internet…

Le livre nous entraîne à la suite de l’auteur en Serbie bombardée mais aussi en France à l’époque de la Seconde Guerre d’Irak, du référendum sur le traité constitutionnel européen et de l’élection présidentielle, on le suit dans ses correspondances Internet (autour des sites d’information alternative qu’il a organisés), ses manifestations pour la Serbie, la Palestine ou l’Amérique latine agressées et aussi dans divers milieux parisiens qu’on peut qualifier de critiques de gauche de l’ordre mondial (chevènementistes, communistes, etc.). On croise divers personnages célèbres dans des réceptions mondaines surréalistes où Delorca est invité et dont il sent le caractère dérisoire ; on rencontre aussi certaines figures moins médiatiques mais plus engagées, qui se veulent théoriciens et animateurs de réseaux pour une résistance sur tous les fronts. Plusieurs sont désignés par des pseudonymes, ce qui permet peut-être d’en parler et de les faire parler plus librement sans les exposer à trop de dommages collatéraux (encore qu’on les devine sous surveillance…) ; l’usage des pseudonymes témoigne d’une démarche psycho-sociologique ; parler en "types" intéresse plus Delorca que raconter des potins ou faire des analyses de personnalité sur ces individus ; le sociologue Delorca voit en eux davantage des incarnations de possibles typiques dans "de circonstances"... Est-ce la raison de ce sous-titre un peu bizarre: "essai" ou ce choix relève-t-il de l’éditeur ?

Le caractère documentaire du livre suscitera forcément la recherche des personnages réels qui se cachent sous les pseudonymes et pour les plus connus l’identification n’est pas très difficile. Le livre a peut-être un défaut (véniel): il est un peu trop rapide et désincarné sur le plan humain et gagnerait à un approfondissement qui lui donnerait plus de densité psychologique. Puisque l’auteur a choisi les types, il nous semble qu’il devrait aller au bout et dramatiser la narration afin d’exprimer plus fortement ce qu’il a à dire de notre époque sous la forme la plus adaptée du témoignage historique qui soit : le roman (d’initiation par exemple). Il y trouverait le droit à la liberté "phénoménologique" pour varier les focalisations et déployer imaginairement les aspects (de l'essence eïdétique, si l'on peut dire) de la chose qu’il veut décrire et mettre en lumière.

Le lecteur profane entre ici dans un petit monde d’hérétiques qui, alternant espoirs et désillusions, luttent contre la Machine, son bourrage de crâne, sa bonne conscience écrasante, et que seule une certaine idée de la dignité de soi et des autres empêche d’abandonner. Certains en souriront peut-être, d’autres diaboliseront l’auteur… Le plus probable est que le silence entourera le livre tant qu’il n’aura pas atteint un public assez nombreux pour inquiéter ceux qu’ils dénoncent. A la limite, c’est une bouteille à la mer : pour témoigner, avec modestie mais sans honte. Pour mémoire et par fidélité aussi envers des amis et des inconnus. Le petit monde des hérétiques n’est peut-être ultra-minoritaire que dans le petit monde des nantis.

Max Lehugueur
( Mis en ligne le 25/11/2008 )
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