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Le Loup dans la bergerie
de Jean-Claude Michéa
Flammarion - Champs 2019 /  8 €- 52.4  ffr. / 160 pages
ISBN : 978-2-08-145205-3
FORMAT : 11,0 cm × 18,0 cm

Première publication en septembre 2018 (Flammarion - Climats)

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Le philosophe Jean-Claude Michéa a acquis une certaine notoriété avec des ouvrages majeurs comme L’Empire du moindre mal, La Double pensée ou Notre ennemi le capital. Chaque année ou presque voit l’arrivée d'un nouvel essai, critique en règle contre le libéralisme. L’intérêt de cette pensée réside principalement dans une argumentation rigoureuse, en remettant au goût du jour le marxisme dans une optique communiste-libertaire, pour défendre en leur donnant une voix les catégories populaires ostracisées par les logiques de la mondialisation.

Ce nouvel essai reprend une conférence prononcée à Nice le 6 septembre 2015 dans le cadre du 42ème Congrès du Syndicat des avocats de France. Michéa y disserte sur le droit, le libéralisme et la vie commune. Le souci du philosophe est de montrer que cette vie commune est furieusement attaquée par le libéralisme qui, derrière le paravent abstrait des droits de l’Homme (Marx parlait du «catalogue pompeux des droits de l’Homme»), ne servirait que le Capital, c’est-à-dire une petite élite. Michéa s’en prend ainsi au marketing ethno-culturel et au progressisme sexuel, notamment les théories du genre, sans vouloir cependant passer pour un «horrible réactionnaire» ; il indique que cette «émancipation» n’est qu’une libéralisation de l’individu, un épanouissement personnel inscrit dans une cellule égoïste et narcissique... qui à terme pourrait faire éclater toute la société.

Il établit un parallèle avec le travail le dimanche : «Car si le dimanche doit devenir un jour comme les autres («manchedi» et non plus dimanche), non seulement, en effet, le salaire horaire dominical se verra rapidement aligné sur sa norme hebdomadaire (annulant ainsi tous les avantages matériels qu’un calcul à court terme avait d’abord permis d’obtenir) ; mais les rythmes collectifs (ceux qui rendent possible, par exemple, une vie familiale, sportive ou associative) s’en trouveront également bouleversés de fond en comble. Avec, comme effet inévitable, une diminution progressive de l’autonomie de chacun, c’est-à-dire du degré de contrôle que les individus peuvent encore exercer sur la vie qui leur est faite». L'auteur invoque aussi le fait qu'il est devenu impossible de vivre sans ordinateur et téléphone portable.

Peu à peu donc, l'individu exerce des "libre choix" qui deviennent des habitudes et des règles, et transforment toute la société, élément d'un amas d'atomes de plus en plus séparés, soumis à un régime délétère. Ce «libre ressenti» permet une victimisation croissante des individus, au nom de la moindre revendication, pour combler toute blessure narcissique. Le résultat à prévoir est la guerre de tous contre tous...

Jean-Claude Michéa rappelle que le slogan de la «lutte contre toutes les discriminations» a été introduit dans les années 1950 par l’économiste néolibéral Gary Becker (celui-ci avait approuvé les ouvrages de Michel Foucault, dit-il), puis il fut systématisé par Friedrich Hayek. Ce qui explique beaucoup de choses. Le philosophe ne se fait aucune illusion sur le processus démocratique libéral, comme en témoigne ce passage où il décrit une discussion entre  Wolfgang Schäuble et les autres dirigeants européens : «notamment sur les méfaits de la démocratie et du suffrage universel – tels que Yánis Varoufákis a réussi à les enregistrer clandestinement lors des séances de négociation de la dette grecque avec l’Eurogroupe pour les publier ensuite dans ses Conversations entre adultes (un livre de témoignage si incroyable et si stupéfiant – même pour ceux qui n’entretiennent aucune illusion sur le caractère «démocratique» des institutions européennes».

Il en est de même pour ce qui concerne le «progressisme sexuel», œuvre des «stakhanovistes de la déconstruction», qui se destine à faire éclater toutes les normes de vie commune par une exhibition de la moindre différence au lieu de la vivre dans la sphère privée, processus qui ne peut mener qu’au transhumanisme selon le philosophe. Il écrit ironiquement concernant cet autre «libre ressenti» : «de choisir son sexe et sa couleur de peau – celui, pour tout individu, de décider en son âme et conscience de la date de naissance qui convient le mieux à son ressenti personnel et qui devrait donc pouvoir figurer officiellement sur tous ses documents d’état civil. Droit qui pourrait même, éventuellement, se voir élargi au lieu de naissance, puisqu’on peut très bien, par exemple, avoir honte d’être né à Paris et se sentir, avant tout, breton, alsacien, basque, corse ou catalan (c’est d’ailleurs vraisemblablement une réflexion de ce type qui a récemment amené les éléments les plus progressistes de l’administration libérale à reconnaître officiellement le droit, pour chaque automobiliste, de décider librement de son département «d’origine»)».

Le processus semble irrémédiable. Partant de la liberté, le libéralisme aboutit dans son essence à claquemurer les individus dans leur ego pour mieux les contrôler avec leur propre accord. Effectivement, le loup est entré dans la bergerie... d’une façon totalement invisible.

Yannick Rolandeau
( Mis en ligne le 02/12/2019 )
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