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Nous, peuples d'Europe - & Faut-il brûler le modèle social français ?
de Susan George , Dominique Méda et Alain Lefebvre


Susan George, Nous, peuples d'Europe, Paris, Fayard, 2005, 251 p., 17 €, 14,0cm x 22,0cm, ISBN : 2-213-62546-8.

Dominique Méda, Alain Lefebvre, Faut-il brûler le modèle social français ?, Paris, Le Seuil, 2006, 153 p., 9 €, 13,0cm x 18,5cm, ISBN : 2-02-085970-X.


L’auteur du compte rendu : Diplômé en sciences politiques de la Woodrow Wilson School de Princeton, Timothy Carlson est rédacteur d'une e-lettre bihebdomadaire en langue anglaise sur la science et la politique de la science en France (www.france-science.org/fast). Il est également directeur d'un programme d'études pour étudiants étrangers. Il mène en parallèle une activité en communication, recherche et rédaction.


Pour un oui ou pour un non

C'est très tendance ces dernier temps de décliner et faire décliner la France dans tous ses mauvais Etats, avec plusieurs variations sur le même thème de la sclérose inévitable d’un vieux pays s'obstinant à ne pas atteindre le stade utopique de la modernisation. D'autres nient que la pente soient si glissante en affirmant que l'Europe est le hérault d'un monde où l'Humain ne serait pas une espèce en voie de disparition. Le non au referendum du 29 mai, 2005 a été saisi par les déclinistes comme preuve que la France se trouverait sur une courbe descendante. A ce point capital du débat, deux livres récents ambitionnent d’aider les Européens à discerner quand dire non et à quoi il faut dire oui...

Intellectuelle américaine vivant à des années-lumières de son pays natal, et écrivant en français, Susan George est connue pour ses travaux sur la mondialisation et ses alternatives, et son rôle fondateur au sein d’ATTAC. Sa dernière livraison est à la fois un pamphlet en faveur de la démocratie sociale européennne est une élucidation bienvenue des vraies questions soulevées par le projet constitutionel, oeuvre pas moins utile pour son engagement partisan non caché.

L'observateur étranger – et même le français lambda – peut être pardonné s'il n'a pas tout compris au chassé-croisé entre un débat référendaire aussi étonnant dans sa profondeur que populaire dans son étendue, et les volées de désinformation, caricaturisations et injures lancées à la figure de toute personne qui “osait” être à la fois pour l'Europe et contre la constitution proposée par le traité. Avec S. George, nous disposons d'un Baedeker pour ces étranges contrées, ou plutôt d’un Lewis Carroll, exploratrice de ce pays étrange où se rencontrent des postures intellectuelles aussi alambiquées! Mais le plus merveileux ne fut-il pas justement ce débat refusant la logique oui-non, en faveur d'une plus grande réflexion sur le fond ?...

Prenant comme point de départ ce qu'elle voit comme le but des auteurs du traité, c'est-à-dire rendre l'Europe plus sure pour l'actionnaire, Susan George prend à contre-pied cette obnubilation des mantras de la competitivité, de l'efficacité et autres shibboleths macroéconomiques. Ce texte est en quelque sorte une réaction contre un moment dans l'histoire sociale européenne, alors que les Etats-nations sont tentés par le diable de la compétition fiscale, un sport venu de l'Est, et que les services publics et autres dépenses sociales sont dépeints comme autants de produits de luxe, inabordables donc. Trop peu des 230 pages du TCE sont en effet consacrées à l'investissement public. En même temps, la part du travail dans la valeur ajoutée par rapport à la part du capital chute en Europe depuis une décennie, et S. George ne manque pas de noter que l'European Round Table, ce club des grands patrons européens, ne pouvait pas masquer sa satisfaction envers un texte visant «à reduire le pouvoir de l'Etat et du secteur public en général et à transférer un grand nombre des pouvoirs des Etats-nations à une structure plus moderne et plus orientée vers la sphère internationale" (p.61). Si l’essentiel de l'action politique se résume à une bagarre pour les parts d’un gâteau (Mais quel gâteau ?... voir plus loin), il n'est alors pas de très bon augure qu’un texte aux prétentions constitutionnelles ne prête guère attention au processus politique, signe franchement mauvais concernant la grande question de toute société libérale : la redistribution.

L'auteure s'est manifestement donnée comme objectif de jeter une lumière crue sur ce qu'elle voit comme l'influence des grands groupes sur le texte, et sur leurs partisans parmi une gauche ne crachant pas sur les compromissions (ultra)libérales. Elle cite les propositions passionantes et visionnaires soumises à la commission de rédaction par le parti socialiste, et le refus du centre de ce parti de reconnaître l'absence pourtant criante de pratiquement toutes ces idées dans le produit final. Un produit qui, selon S. George, ressemble plutôt à la vision des eurocrates dirigistes rêvant de l'efficience par décret. Elle demande alors où se trouve la democratie sociale dans tout cela. La position de S. George est plus difficile à contredire encore quand l’UNICE, "la voix des affaires en Europe", observateur à la convention constitutionnelle, et qui a trouvé ses compagnons d’armes contre les idées jugées trop "sociales" parmi les extrêmes droites italienne et espagnole, se félicite qu'il n'y ait aucune «proposition tendant à introduire une taxe européenne et constate avec satisfaction que l'unanimité de la prise de décision y est maintenue... et que la stabilité des prix soit affirmée comme l'objectif principal de la Banque centrale européenne" (p.60). Comme une peau de chagrin, la position des oui-istes de gauche se réduit selon S. George à un fidéisme : si vous êtes pour l'Europe vous ne pouvez pas voter non.

Quand l’auteur explique à quoi le “non” disait “oui”, le paysage idyllique qui en résulte relève certes plutôt d'un art officiel, une sorte de réalisme socialiste peu convaincant. Ceci dit, sa thèse pour une Europe la mieux placée parmi les entités géopolitiques pour montrer le chemin vers une société réellement écologique et durable est bien argumentée. La fameuse dette écologique de la taille de cinq planètes, si le monde entier consommait comme les Américains, force à rechercher des alternatives qui, par défaut, se trouveraient plutôt en Europe. Pourquoi ? Parce que c’est impensable en Amérique, et que l'Inde et la Chine, en plein essor, sont frileuses envers toute politique susceptible de freiner leur croissance. Cette géopolitisation des questions des ressources et de l'environnement va, selon S. George, rendra donc patent ce qui n'est pour l'instant pas admis dans les milieux bien-pensants : l'Europe et les Etats-Unis ne vont pas sur le même chemin ni dans la même direction, ou, comme l’affirme le néoconservateur américain Robert Kagan, il faut "cesser de faire semblant de croire que les Européens et les Américains partagent une vision commune du monde ou même qu'ils occupent le même monde." (cit.p.180)

Déclin ou perspective d’avenir, tout dépend donc du point de vu, comme le «non» de George, en fait un «oui» à l'engagement européen et en faveur d'un Etat providence, de services publics de qualité et d'autres manifestations d'une philosophie sociale européenne qui a fait du chemin. Cette fois-ci, le message est également écologique et... européen : les modèles sociaux doivent être élaborés par les européens ensemble. Ceci est précisément le message d'un autre livre récent, Faut-il Brûler le Modèle Social Français ?, dont les auteurs voient eux aussi l'Europe sur une courbe ascendante. Dominique Méda, sociologue du travail, et Alain Lefebvre, expert des modèles nordiques, essaient d'extraire la prédilection française pour l'Etat providence du marécage de mesurettes aussi inefficaces qu'innombrables, dans lequel s'enlise le modèle social français. Dans un essai fondé sur des recherches sérieuses, les auteurs montrent à quel point le système français et son financement par l'emploi trahissent à la fois les critères d’efficacité et d’équité, en même temps qu'ils montrent comment les simples mesures de réduction des prestations échouent aussi selon ce double critère. A partir de là, ils s’appliquent à décortiquer les modèles nordiques afin de découvrir ce que l'on pourrait appliquer à la France et ce que l'on ne peut pas, tout en démontant les arguments de ceux qui affirment que rien de tout cela ne peut s'importer (le déclin et rien que le déclin !).

Pour résumer, le modèle français actuel est un exemple d’"Etat providence corporatiste conservateur", selon une taxonomie des modèles sociaux de plus en plus citée. Sont typiques de ce système des partenaires sociaux conçus comme adversaires, une protection sociale qui nuit à l'emploi qui la finance, et des prestations basées sur le seul travail. Les divers modèles nordiques ont en commun une approche active et globale du travail ainsi que des dépenses élevées pour l'éducation, la formation (continue), l’encadrement et l’accompagnement des actifs. Le résultat est une souplesse économique qui se double d'une sécurité non pas de l'emploi mais du parcours global. Contre les pessimistes, les auteurs dessinent tous les points communs qu'a la France avec les pays du Nord grâce à une européanité commune, paramètre qui pèse plus que toute spécificité nordique supposée. Ils prennent même le temps de démolir l'objection selon laquelle les nordiques ne seraient que des zombies suicidaires piègés à vie dans un appareillage social totalisant. Dans un tour de force convaincant, Méda et Lefebvre montrent, avec un clin d'oeil à l'histoire sociale française, à quel point des importations sociales du Nord constitueraient en réalité un retour aux principes fondateurs - mais jamais réalisés - du système français actuel.

Dans le Nord, la flexibilité est, selon les auteurs, une voie à double sens : les citoyens jouissent de droits sociaux avec un rapport flexible au travail, pour pouvoir s'occuper de leurs enfants, soigner un membre de la famille qui tombe malade, accompagner un mourrant, et autres passages obligés de toute vie humaine, primant sur la vie active. Les performances des économies nordiques donnent ainsi de la substance à l'idée qu'un bon Etat providence ferait une bonne économie. Au niveau européen, il serait préférable, selon eux, que la France arrive à contribuer (en changeant elle-même) à un nouveau modèle qui soit cohérent à travers toute la société et par lequel les partenaires sociaux coopèreraient pour le bien commun, préférable à un lent déclin vers un modèle britannisant et individualiste, avec ses "working poor". Car, comme ils nous en avertissent, c'est vers ce modèle-là que nous mène le processus de convergence des politiques nationales par benchmarking, la technique de prédilection des technocrates bruxellois.

Même si les auteurs n'hésitent pas à assurer que la coopération sociale a besoin de syndicats forts, le lecteur de ce volume trouvera peut-être qu'une pincée d'idéologie (à la Susan George) ne ferait pas du mal. Une économie flexible au sens nordique pourrait servir admirablement, par exemple, pour remodeler l'appareillage productif afin d’atteindre des objectifs plus écologiques et de développement durable, avant qu'ils ne soient imposés brutalement par la Nature. Ou pour faire du chemin vers le "dé-croissance" ou une société basée sur d'autres facteurs que l'accumulation des richesses et autres notions matérialistes. Dominique Méda est l'auteur de Qu'est-ce que la richesse ? dans lequel elle est sans pitié pour les non-sens éthiques et philosophiques de la pensée économique conventionnelle, dans sa tendance à attribuer une valeur nulle à maints éléments centraux dans notre vie matérielle ensemble.

Même si la dose politique du livre ici considéré est quelque peu homéopathique, il réussit néanmoins à véhiculer un réel espoir pour une version actualité du bon vieil humanisme européen. Le paradigme économique dominant cherche à faire marcher la société d’une manière qui ne gêne pas l'accumulation de la richesse. Méda et Lefebvre proposent que l'on tire le meilleur des êtres humains afin de construire des sociétés où la richesse soit créée et surtout comptée bien différemment.

Timothy Carlson
( Mis en ligne le 28/08/2006 )
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