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Extension du domaine du récit | | | Michel Houellebecq La Possibilité d'une île Le Livre de Poche 2007 / 7.50 € - 49.13 ffr. / 474 pages ISBN : 2-253-11552-5 FORMAT : 11 x 18 cm
Première publication en septembre 2005 (Fayard). Imprimer
Un richissime comique professionnel, dont la carrière est entièrement fondée sur la dénonciation cynique des travers de son temps, évolue, à travers deux histoires amoureuses et la rencontre décisive dune secte qui lui offre pourtant la vie éternelle, vers lhabituelle fin des romans de Michel Houellebecq : lattente désespérée de la mort.
On a dit que La Possibilité d'une île recyclait les sempiternelles et toujours aussi peu consensuelles thématiques du romancier. Cest vrai, ce nest pas gênant et cest faire limpasse sur lessentiel : lauteur parvient dans ce roman à fondre ses thèses dans une forme qui les explore artistiquement. Le thème du clonage prend ainsi une résonance littéraire dans la mesure où il ouvre à une réflexion sur les pouvoirs du récit.
Certes, les premières pages accumulent le lot inévitable de saillies qui alimenteront les conversations. On retrouve de la provocation politiquement incorrecte, du sexe, de la méchanceté plus ou moins gratuite, des attaques ad hominem. La charge contre les religions culmine dans la description tranquille de leur remplacement par une secte. Houellebecq ne déçoit pas : dans ce roman encore, il procède à létrillage impitoyable de nos (im)postures contemporaines. On regrettera seulement quau début du roman il cède à la facilité des bons mots. Mais le lecteur occidental blasé sera moins sensible au scandale de tout cela quà la concentration thématique et narrative du roman.
Peut-être parce que Houellebecq nen est plus à sagiter contre son époque en tentant de décrire les multiples raisons et aspects de son exaspération. Peut-être parce le point de vue des clones succédant à lhumanité, par son intrusion régulière dans le roman, par son tressage dès le prologue avec lépoque contemporaine, a bien plus de corps quil nen avait dans Les Particules élémentaires quil encadrait seulement. Peut-être, donc, parce que la plainte des individus trouve son écho dans lHistoire : dans Extension du domaine de la lutte, une psychologue pouvait encore reprocher au narrateur de se réfugier dans des généralités sociologiques pour esquiver la singularité de son propre cas ; dans La Possibilité d'une île, on ne peut plus neutraliser les analyses des personnages en les réduisant à des manifestations de sensibilités détraquées car lhistoire elle-même les confirme.
Et cette confirmation se réalise sensiblement à chaque fois quun clone reprend la parole. Le dernier roman de Houellebecq se démarque donc par lhabileté artistique avec laquelle est traité le thème du refus désespéré de la mort par la civilisation occidentale. Tous les narrateurs, en effet, sont à lunisson, avec des variations dues à de simples différences de position (âge, sexe, richesse, époque), parce quils partagent les même analyses (Daniel et Elizabeth) ou parce que, littéralement, ils parlent dune même voix (Daniel et ses clones). Leurs discours reposent sur ce constat identique : la douleur, la maladie, la vieillesse et la mort sont intolérables pour des individus privés de toute transcendance. Les clones confirment par leur existence même cette analyse, et par leur principale activité, la lecture et le commentaire du «récit de vie» de Daniel, ils démultiplient limpact de celui-ci. Lalternance de ces récits gravitant autour dun même discours original crée un effet dunité et de lissage qui nexistait pas dans Les Particules élémentaires : le clonage discursif ny avait pas encore réussi.
Cette réussite, cependant, est à examiner sous différents angles. Tout dabord, en faisant glisser La Possibilité d'une île du côté du futur et de la mémoire, Houellebecq se donne peut-être lapaisement et lespace nécessaires à la description du sentiment amoureux et à lessor du lyrisme (on peut se réjouir avec lui de linsertion réussie des poèmes dans le roman). Ainsi le récit de Daniel commence, de manière très surprenante chez Houellebecq, par une exclamation : «Comme ils restent présents à ma mémoire, les premiers instants de ma vocation de bouffon !» Ces accents à la Chateaubriand retombent dès la fin de la phrase et prennent un sens nettement parodique lorsquon découvre dans le détail lesdits instants. Mais lexclamation nen annonce pas moins et linsistance du narrateur à se raconter sur le mode de laccompli, et la satisfaction quil peut y avoir à se rappeler des faits et des émotions désamorcés. Lorsque Daniel entreprend de raconter sa passion dévastatrice pour Esther (Daniel 1, 12), cest en effet avec un lyrisme, une émotion presque joyeuse, que lon ne trouve pas dans les autres romans de Houellebecq. Le héros de Plateforme affirmait déjà quil était «préférable» de raconter sa vie, mais dans La Possibilité d'une île cet acte devient systématique et essentiel : Houellebecq, habilement, le place au centre de son roman tout en en faisant progressivement comprendre la portée à son personnage principal.
La Possibilité d'une île ou lextension du domaine du récit. On se demandera, néanmoins, si cette extension ne relèverait pas de lannexion monomaniaque, ne se réduirait pas en la diffraction dun monologue ressassé 25 fois par 25 clones. Michel Houellebecq aurait abouti à lapothéose artistique dun autisme : tout le monde dit comme moi car tout le monde est moi. Le clonage comme exhibition de la toute puissance de la parole de lauteur ! ça nest heureusement pas si simpliste. Car les clones ne répètent pas «le récit de vie» de Daniel : ils le commentent. Certes, ils le redoublent ainsi, mais en sy confrontant, en résistant à son dangereux pouvoir dattraction («Craignez ma parole !», samuse lauteur-narrateur dans les pages liminaires du roman). Il ne sagit pas du tout de la «duplication rigoureuse» caractérisant le clonage du point de vue génétique. Daniel 25 quand il succède à Daniel 24 résume le procédé avec une clarté non dénuée de naïveté : il faut simprégner du «récit de vie» afin de shumaniser, mais il faut aussi «savoir garder une suffisante distance critique». Ni Daniel 24 ni Daniel 25 ne seront épargnés par le pouvoir délétère du récit de Daniel 1, mais ils ne succombent pas à une identification : lhistoire de leur ancêtre les incite au contraire à remettre en cause leur propre situation existentielle. Autrement dit, ils produisent à leur tour des récits que Houellebecq justifiait dans Plateforme comme répondant à un besoin de réagir à la vie en faisant au moins des commentaires, des objections, des remarques.
Dans La Possibilité d'une île, le clonage nest pas quun thème de réflexion sur notre rapport à la mort et à la technologie, cest aussi loccasion dune variation sur les liens du texte, de lauteur et du lecteur, sur le processus didentification et de distance, de confraternité et de solitude qui se joue au moment de la lecture. Lintroduction du roman en forme dapostrophe néo-baudelairienne, confondant allègrement narrateur et auteur et par conséquent clone et lecteur, est assez explicite à cet égard : on comprend en substance que parfois les lecteurs écoutent, parfois non, mais que leur écoute les introduit dans la vie éternelle. On peut comprendre encore que cette écoute assure tout aussi bien la vie éternelle de lauteur : cela sappelait autrefois la postérité.
Alain Romestaing ( Mis en ligne le 26/03/2007 ) Imprimer
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