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Un tournant dans l'histoire de la Révolution | | | Timothy Tackett Le Roi s'enfuit - Varennes et l'origine de la Terreur La Découverte - Poche 2007 / 11 € - 72.05 ffr. / 285 pages ISBN : 2-7071-5075-4 FORMAT : 12,5cm x 19,0cm
Première publication en avril 2004 (La Découverte).
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
LAméricain Timothy Tackett est déjà un spécialiste reconnu de la Révolution. Ses études précises dhistoire sociale, basées sur les données empiriques les plus larges, lui permettent de revenir de manière originale et sans esprit polémique sur des lieux très fréquentés de lhistoriographie. De lui sont déjà disponibles en français La Révolution, lEglise, la France (où il traite de limpact de la Constitution civile du clergé) et Par la volonté du peuple : comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires (1997). Le Roi senfuit sinterroge sur un autre événement majeur de la Révolution et sur limportance pour la suite du cours de la Révolution de cette fuite avortée de Louis XVI et de sa famille en juin 1791. Ici encore, Tackett, sans renouveler complètement létat des connaissances, offre au lecteur une excellente présentation du sujet, prenant à loccasion quelques distances justifiées avec des travaux antérieurs, mais surtout une nouvelle interprétation de son impact.
Hostile à la politique radicale de lAssemblée nationale constituante, qui lui a arraché de facto la souveraineté et sapprête à le transformer en roi constitutionnel «des Français» (et non plus «par la grâce de Dieu de France et de Navarre»), le roi quitte Paris de nuit, incognito, avec ses proches, dans une équipée risquée devant le mener à Montmédy, place-forte limitrophe des Pays-Bas autrichiens, pour y prendre la tête dune armée légitimiste et marcher sur Paris. Arrêtés à Varennes, les royaux fugitifs sont ramenés par les gardes nationales et un trio de députés, à Paris quil leur faut traverser dans le silence méprisant et menaçant de la foule. Le premier chapitre («Sire, vous ne pouvez passer») revient sur ces faits : linterruption soudaine dans le petit bourg patriote étonné, le rôle des différents protagonistes, principalement J.-B. Drouet, qui, sûr davoir reconnu le roi et la reine, décide dinformer les autorités et se lance à la poursuite des voitures, mais aussi de Sauce, chef embarrassé de la municipalité. Larrestation de Varennes apparaît dans son aspect tragique : la pire humiliation de la famille royale, arrêtée «provisoirement», soumise à une interminable vérification didentité lobligeant à mentir puis à avouer, enfin à justifier maladroitement ce quelle sait constituer une véritable trahison pour lAssemblée, les Parisiens et les partisans de la Révolution. Lévénement préfigure la déchéance du roi et de sa famille, car leur propre ruse les fait traiter en simples citoyens suspects, en émigrés déjà «étrangers», puis en «souverains» indignes ; quant à larrestation, elle prouve, malgré lambiguïté des formules et la comédie des apparences à laquelle se livrent les parties en présence, que la souveraineté est bel et bien passée du côté de lAssemblée, donc de la Nation.
Le chapitre 2 revient sur le paradoxe quest «le roi des Français». Paradoxe politique : Louis XVI nest plus, dès avant quil approuve la constitution, roi de droit divin en son royaume, car en se proclamant de son propre chef «nationale» puis «constituante» en juin-juillet 1789, lAssemblée avait supprimé les Etats Généraux et lancien régime même : avec labolition des privilèges, le 4 août, puis la mise sous tutelle constitutionnelle du clergé, cet empire dans lempire français, la monarchie et le droit divin étaient devenus officiellement caduques et la souveraineté avait changé de mains. Et Louis XVI, en renonçant à réprimer immédiatement dans le sang, avait de fait renoncé à ses attributions, même si la constitution nétait pas encore rédigée. Le fait même que lAssemblée fût constituante parce que nationale impliquait un dessaisissement, que son caractère pacifique rendait dautant plus légitime aux yeux des Français. Louis XVI vivait donc une dépossession croissante des droits absolus de la royauté. Second paradoxe, lié à la personne de Louis XVI : le roi, homme travailleur, sincère et droit mais faible, avait par incapacité à suivre une politique cohérente et ouverture aux idées des Lumières, accepté des Etats Généraux et le principe de réformes, sans comprendre la portée de cet appel à lopinion de ses sujets 150 ans après les précédents, dans un tout autre contexte culturel. En mai-juin 1789, débordé par le Tiers Etat et la noblesse réformatrice, il se retrouve contraint de sembler cautionner une réfonte totale de lEtat, qui heurte toujours plus ses convictions essentielles : aristocratiques, catholiques, absolutistes.
Le portrait très juste du roi par Tackett replace Varennes dans les dilemmes dun homme pris entre éthiques de conviction et de responsabilité et soumis à la pression constante dune épouse et de «fidèles» dautant plus anti-révolutionnaires que la vie politique dassemblée et la fin de la cour versaillaise font le vide autour du roi des Tuileries. Tackett insiste dailleurs à juste titre sur le traumatisme de linvasion populaire à Versailles en octobre 1789 et de la première arrestation et reconduite à Paris : à ce moment, la famille royale est convaincue de la honte de son abaissement mais aussi des dangers qui pèsent sur sa vie. Dès lors, les préparatifs commencent, avec laide de Fersen, pendant que le roi simule délibérément la parfaite entente avec lAssemblée.
Ce qui étonne Tackett à propos de la fuite, cest léchec si près du but (chapitre 3, «Le roi senfuit»). La France est passée de toute évidence très près dune guerre civile et dune invasion étrangère en juin 1791, car si Louis et sa famille avaient été plus discrets et plus rigoureux dans lexécution, la jonction se serait faite avec les troupes du général marquis de Bouillé (nommé bizarrement ici «général Bouillé») et le roi aurait revêtu son grand habit rouge de reconquête. Par lassitude de jouer un rôle dégradant, enfermés dans leurs énormes voitures trop voyantes sous la chaleur dété, les fugitifs multiplient des signes presque suicidaires. Dans les causes de léchec, le hasard se mêle à la négligence.
Quant à Paris («Notre bonne ville de Paris»), sa réaction évolue de lannonce du départ au retour : après létonnement et linquiétude, une lettre du roi dissipe les doutes sur les motifs de ce qui apparaît comme un refus intégral de la cause révolutionnaire. Doù laccueil dun froid glacial de la capitale, dont Tackett dresse le tableau socio-psychologique. Mais la province, avec le décalage des nouvelles, ne réagit pas différemment, prouvant au roi que son geste a créé une rupture avec son peuple : jusque-là crédité de la bonne volonté dHenri IV, Louis devient le cochon, et cette animalisation prend la connotation dun mépris et dune désacralisation. Avant la mise à mort, cest la déchéance morale du roi et de lhomme. A ce moment, les Français envisagent pour la première fois sérieusement de se passer du roi, peut-être de roi.
«Les Pères de la Nation» (chapitre 5) que sont les députés doivent gérer un inter-règne pendant la fuite et dans les jours qui suivent le retour : première déposition de fait du roi. Dans le vide juridique sinvente une république qui prouve sa viabilité. Si Barnave et les Feuillants sopposent aux jacobins et surtout aux cordeliers pour maintenir la monarchie, cest bien dans un pari avec le roi parjure pour arrêter la Révolution dans sa pente démocratique.
Mais loriginalité de Tackett est ailleurs : parti dune interrogation sur les causes de la violence de la Révolution française, il relativise les thèses classiques des écoles jacobine (tragédie des circonstances) et «libérale» (logique égalitaire idéologique poussée à bout) et il insiste sur
Varennes ! Car la fusillade du Champ de Mars, qui en procède, crée non seulement la division irrémédiable entre républicains et constitutionnels, le discrédit de la royauté (une sorte de «Dimanche sanglant» si lon prend une référence russe anachronique) mais aussi constitue un précédent de la violence terroriste dEtat, des arrestations arbitraires, de lextension de la loi martiale contre des adversaires politiques pacifiques. Le salut public se joint à lobsession du complot (chapitre 6), en partie légitimée par lémigration, Varennes et la fiction de lenlèvement du roi pour sauver un gouvernement traître.
Quun Américain apporte sa caution «démocratique» à une critique précise et argumentée des thèses furetistes sur la violence dans lidéologie démocratique française est un des intérêts de ce livre : les révolutionnaires ont été moins idéologues que juristes et pratiques, les jacobins moins responsables, au moins initialement, du «dérapage», que Furet ne le pensait. Si une partie de la philosophie de la révolution comportait des virtualités totalitaires, comme la pensée de la souveraineté communautaire en général, elle nétait pas portée tout entière ni intrinsèquement à la terreur : elle avait été encadrée avant juillet 1791 dune défense des droits de lhomme qui limitaient les devoirs du citoyens et les droits de lEtat. Tackett nous aide aussi, cest le second intérêt majeur du livre, à prendre la mesure du virage de Varennes, qui, en discréditant la royauté et les «modérés», prépare une république terroriste et écarte la France dune évolution anglo-saxonne. Une des clés de notre XIXe siècle politique est là.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 28/02/2007 ) Imprimer
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