| Karol Modzelewski L'Europe des barbares - Germains et slaves face aux héritiers de Rome Aubier - Historique 2006 / 29 € - 189.95 ffr. / 448 pages ISBN : 2-7007-2349-X FORMAT : 15,0cm x 24,0cm
Traduction de Agata Kozak et Isabelle Macor-Filarska.
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
A la fin du XVIIIe siècle, un peu partout en Europe, une réaction au classicisme et à lhégémonie latine quil sous-entendait voyait naître une mode nouvelle, qui allait simprégner de la contestation romantique : le néo-gothisme. LEurope éclairée redécouvrait, parfois avec des excès denthousiasme, les racine «barbares» de lEurope, dune deuxième Europe, celle des humbles. Une Europe davant linvasion romaine. Le temps est au «celtisme», décliné en académie, littérature, folklore
Depuis ce temps, les barbares sont restés comme un mystère un peu obsédant : instrumentalisés au besoin (la théorie des deux races), ils constituent un objet historique de choix, mais qui reste parfois difficile à percevoir, soumis à limpératif des sources. Et le qualificatif même de «barbare» est, en soi, un obstacle inconscient. Ce mot de «barbare», lhistorien polonais Karol Modzelewski laccole, de manière un peu provocante, à celui dEurope, comme un manifeste intellectuel, celui dun héritage barbare à réévaluer. Dans un ouvrage érudit, riche mais ardu, il entreprend de reconstituer cette Europe barbare (celle des Francs, Burgondes, Goths, Scandinaves
), une Europe coutumière, structurée, relativement légalitaire, bien loin du tableau sauvage et anarchique quon en dresse depuis lurbs ou lagora.
Lintroduction est, en soi, un morceau dego-histoire : spécialiste des sources germaniques et slaves, Karol Modzelewski, professeur à luniversité de Varsovie, a enseigné dans quelques grandes institutions françaises (lEHESS, le Collège de France). Mais il a également derrière lui une carrière politique majeure, comme co-fondateur de Solidarnosc et ancien sénateur. Habilement, lintroduction tisse un lien entre cet engagement politique et des choix intellectuels qui le mènent à évoquer la question des barbares et la mémoire de ces inconnus. En effet, louvrage porte sur ces peuplades, rapidement caractérisées de «barbares» par un monde gréco-romain très assuré de sa supériorité. Dans un premier chapitre, lauteur se pose donc la question des sources et des représentations, dun témoignage écrit dans des sociétés illétrées : en effet, cest dans des sources latines (en particulier les Commentaires de César, la Germanie de Tacite ou encore le Strategikon byzantin) que se forge le stéréotype du barbare, un stéréotype lancinant et quil faut guetter derrière chaque texte, chaque fragment et que le droit, objet du présent ouvrage, permet de nuancer. Dans cette introduction méthodologique, lauteur, en historien prudent, entreprend dabord danalyser et de critiquer ses sources, lacunaires, réflexe salutaire qui nous en dit plus sur la mémoire des peuples à la fin de lempire romain.
Passés ces préliminaires, lauteur peut sengager, prudemment, avec force exemples et analyses comparées des divers droits, dans une étude large des coutumes et institutions des peuples barbares. Le plan de louvrage procède par avancées logiques, chaque chapitre débouchant sur une problématique traitée dans le chapitre suivant. Un plan lumineux, qui permet davancer dans lentrelacs des exemples, des peuples et tribus (ce qui nest pas toujours évident). Un réel souci didactique donc, quil faut saluer.
Lune des premières questions qui se posent est justement de savoir comment se transmet la coutume, comment se dit le droit (et dans quelle langue ?), comment il peut sécrire, et qui en est le porteur. Quel peut être aussi le poids de lacculturation et jusquoù porte lombre du modèle juridique romain ? Cest tardivement, sur une décision de Charlemagne en 802, quune part du droit «barbare» est codifiée, par des ecclésiastiques, en latin (le latin simpose, vaille que vaille, comme langue juridique dans le cur de lEurope) : jusque là, le droit rentre dans un ensemble culturel de transmission orale, à base de récitation et de chant. Cette forme même de transmission suppose déjà un rythme et un style original, quasi «poétique», qui puisse se retenir, et qui définit la tradition, lancienneté de la tribu. On touche alors au sacré, à lhistoire des racines de ces peuples, racines mythiques qui définissent, en même temps que le droit, lappartenance à la tribu.
De lexposé juridique, K. Modzelewski aboutit fort logiquement à la cellule de base de la société tribale, la famille dans ses relations avec le droit. La question de la vengeance simpose comme une clef de lecture, au travers des divers statuts de lindividu (desclave à homme libre, en passant par lète, mais bizarrement, la question formelle des statuts nest abordée que dans un chapitre suivant), au sein de la communauté jurée (qui pose la question du serment et de sa valeur), ou encore dans la dimension des rapports homme-femme. De la famille, on passe à la communauté et aux rapports entre individus avec, comme point central, la naissance des distinctions entre plèbe et aristocratie, et la lente affirmation de la seigneurie. Cette évolution appelle logiquement une réflexion sur la terre - la propriété foncière - qui fait le lien entre lindividu et la communauté (familiale et locale) et fait intervenir la notion de contrat. La terre qui suppose une administration et lexercice dun pouvoir, voire le monopole dune «violence légitime» avant lheure. En passant à la terre, K. Modzelewski sort du réseau strict des relations interpersonnelles codifiées pour toucher à la communauté tribale et à ses institutions : lassemblée (son fonctionnement, ses compétences, jusquau lieu et à lapparence de ces assemblées), le roi enfin (comme chef de guerre, comme «grand parent» de la tribu) avec, en arrière plan, et bien longtemps avant sa formalisation exacte, la notion de souveraineté. Laboutissement de cette histoire, le postulat de louvrage, cest bien évidemment un héritage (ou plutôt des héritages), quil faut éclairer, et qui nuance, comme facteur de diversité, linfluence du modèle romain et chrétien. Luvre de Rome et la part des Barbares, en somme
Au final, il sagit dune grande étude dhistoire du droit, un droit comparé qui révèle une société dans ses codes, ses coutumes et son fonctionnement, et qui aboutit donc à un tableau étonnant et fragmenté de cette Europe des barbares, une Europe déjà enserrée dans un maillage cohérent de traditions, de devoirs et de droits, bien éloignée de lanarchie quon croit distinguer derrière le terme «barbare». Certes, il sagit dun ouvrage austère, aride et à bien des égards réservée à des spécialistes. Mais lamateur dhistoire, curieux, peut y découvrir un monde neuf, et y bouleverser nombre didées reçues
cest la marque dun bel ouvrage historique.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 15/11/2006 ) Imprimer
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