|
Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| |
«agir en homme de pensée, penser en homme d’action» | | | Henri Bergson Albert Kahn Henri Bergson et Albert Kahn : Correspondances Desmaret 2003 / 20 € - 131 ffr. / 268 pages ISBN : 2-913675-11-5 FORMAT : 14x19 cm
Avec la contribution de Sophie Coeuré et Frédéric Worms.
L'auteur du compte-rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998)ou Comte (Les Belles Lettres, 2000).
Imprimer
Cet ouvrage offre au lecteur un choix de lettres échangées entre Henri Bergson et Albert Kahn entre 1879 et 1893. Le contenu anecdotique et nullement philosophique de cette correspondance ne présenterait à lévidence quun intérêt biographique mineur si lexposition de lensemble du dossier ne venait attester une «correspondance» dun autre genre, plus profonde, entre Kahn et Bergson, entre leurs uvres, leurs actions, leurs vies, sur fond dhistoire mondiale. Doù le pluriel : «Correspondances», discrète allusion au travail dapprofondissement auquel se sont livrés Sophie Coeuré (historienne, spécialiste des relations internationales) et Frédéric Worms (philosophe, auteur de nombreux travaux sur Bergson).
Les cinq études qui encadrent la publication des lettres et qui représentent près des deux tiers de louvrage montrent «un croisement singulier entre un banquier, qui fut aussi le fondateur de la société Autour du Monde et un philosophe, qui fut aussi le premier directeur, mandaté par la SDN, de lInstitut international de Coopération intellectuelle, ancêtre de lUnesco» (p.17). Ces éclairages croisés eux-mêmes dans une précieuse correspondance interdisciplinaire, sappuient sur des documents darchives (voir les illustrations) et proposent des interprétations dont lobjet et la portée couvrent lensemble des parcours respectifs de ces deux personnages exactement contemporains. Les commentaires de S. Coeuré et F. Worms enrichissent dune nouvelle mise en perspective les biographies auxquelles ils avaient respectivement participé il y a quelques années : le Albert Kahn [1860-1940], Réalités dune utopie, édité en 1995 sous la direction de Jeanne Beausoleil et Pascal Ory (Boulogne, Musée A. Kahn), et le Bergson de Philippe Soulez et Frédéric Worms, publié en 1997 (Flammarion), réédité en 2000 (PUF, « Quadrige »).
Juif alsacien ayant choisi la France après lannexion des provinces perdues, Albert Kahn entre en contact avec Bergson par lintermédiaire de linstitution Springer, pour la préparation de ses examens. Entre le maître et lélève, qui ont le même âge, la relation évolue peu à peu vers une «amitié intellectuelle» (p.45) dont on peut suivre la genèse au fil des lettres. Kahn entre à la banque Goudchaux et y fait carrière au prix dun effort persévérant et de déplacements dans toute lEurope. Il fonde en 1898 sa propre banque, preuve dune ascension sociale réussie. Puis il sengage dans des actions qui révèlent un esprit éclairé, humaniste, pacifiste, cosmopolitique. Tel est le sens de ses «fondations» : bourses Autour du Monde, Archives de la Planète, société Autour du Monde. Bergson et Kahn partagent une vision du monde, fondée sur lhumanité. Qui plus est, un ensemble de préoccupations communes liées à la Première Guerre mondiale et à la situation internationale traverse leurs vies comme un fil rouge jusquà la période sombre de la France occupée (Kahn meurt en 1940, Bergson, en 1941). Linterprétation de leurs accords et de leurs divergences est lun des points forts de ce livre.
La confrontation de lopuscule de Kahn, Des droits et des devoirs des gouvernements, publié en 1918, et des Discours de guerre de Bergson, quoique allusive (il eût été judicieux de rééditer ces textes en annexe, au moins partiellement), montre une circulation de thèmes et dimages dans la défense et lillustration dune France de lesprit et du droit, systématiquement opposée à une Allemagne belliqueuse incarnant la force brute. Kahn et Bergson vont, après la guerre, se forger des visions politiques comparables mais non identiques : tandis que Kahn croit en la possibilité dune prise de conscience réflexive de lhumanité par elle-même, et entend participer à sa réalisation par la promotion dune meilleure connaissance de la planète, Bergson, tout en sympathisant avec les projets de son ami, fonde ses espoirs sur lexpérience des individus, sur la capacité de lesprit de souvrir à une dimension quil décrit en 1932 dans les termes bien connus et maintes fois critiqués - de lémotion mystique. Les différences permettent ainsi de situer luvre de Kahn «à mi-chemin de lidéalisme bergsonien de lhumanité ouverte et de lenquête ethnographique qui trouvera son prolongement dans lanthropologie de Lévi-Strauss» (p.118).
Une autre interrogation de nature politique concerne le rapport de Bergson et de Kahn à leurs origines juives et leur position au double sens de place et dengagement par rapport à la société de leur temps. Chez Kahn, «lintégration laïque et républicaine semble se fondre harmonieusement dans une sociabilité maintenue avec la famille élargie de la communauté juive dAlsace-Lorraine» (p.46). Si la philosophie de laction de Bergson a pu séduire un temps la jeune garde dAction Française, admiratrice de Péguy et de Psichari (un aspect qui nest pas évoqué dans louvrage), Kahn, associé aux grandes familles juives du monde de la finance (Goudchaux, Cahen dAnvers, etc.), subira les insinuations venimeuses de la presse nationaliste. On serait étonné de constater que lAffaire Dreyfus et la montée de lantisémitisme dans lentre-deux-guerres sont des questions que Bergson et Kahn nabordent pas, sil nétait avéré par ailleurs que bien des intellectuels dorigine juive restèrent étrangement muets dans la tourmente. Le fait est complexe. Aussi lit-on avec intérêt le commentaire qui est donné ici du choix «testamentaire» de Bergson («Jai voulu rester du côté de ceux qui seront demain des persécutés») : à la fois prolongement des Deux sources où le christianisme apparaissait comme laccomplissement du judaïsme - un pas de plus en direction de louvert et articulation contextualisée du particulier et de luniversel dans limminence dune catastrophe pressentie.
La célèbre formule «agir en homme de pensée, penser en homme daction» semble en définitive convenir admirablement à la correspondance intellectuelle et biographique qui fait lobjet du livre. La dernière étude répond à une critique souvent adressée dans les années 1950-1960 à «lesprit» bergsonien, suspecté de se réduire à une conscience «non située», indifférente à lévénement (ce qui serait le propre du «spiritualisme»). «Dans son laconisme même, cette correspondance lindique : ce furent des esprits concrets dont les utopies devaient sêtre frottées au réel. Ils savaient les obstacles et pensaient moins en termes de rêve ou de réalité que, au croisement des deux, en termes duvres. Comme sils avaient éprouvé déjà, en leur commune jeunesse, de quoi résister aux illusions exaltantes de la gloire, aussi bien quaux amertumes non moins illusoires de léchec» (p.148).
Tel serait lenseignement de ce livre, plutôt que des lettres quil contient, soit dit en passant. Comprenons que la philosophie est toujours pratique, si elle est «uvre», donc aussi engagée dans les processus de la réalité, dans le monde réel, historique, quitte à mettre à distance cette réalité quil sagit de penser mais aussi, à terme, de transformer. Preuve que la philosophie bergsonienne de la philosophie devait être cherchée non seulement dans luvre philosophique littérale de Bergson, mais aussi, et surtout, dans les marges, dans lesprit philosophique de son uvre.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 12/11/2003 ) Imprimer | | |
|
|
|
|