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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| Paul Fussell A la guerre - Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre mondiale Seuil - Points histoire 2003 / 8.50 € - 55.68 ffr. / 415 pages ISBN : 2-02-062052-9 FORMAT : 11x18 cm
Ouvrage paru une première fois en France en 1992 (Seuil).
Lauteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X-Nanterre ainsi quà lIEP de Paris. Imprimer
Certaines réalités semblent échapper à toute tentative de compréhension et dinterprétation : ainsi, la guerre fait lobjet de tant de travaux historiques, romans, films, témoignages divers, quon pourrait imaginer que le phénomène est désormais connu, étiqueté et rationalisé par la science des hommes
Pourtant, chaque conflit qui éclate, rendu si proche du fait des médias, nous rappelle quil demeure un fait incompréhensible (cest dailleurs le sous-titre dun très bel ouvrage que Jean-Baptiste Duroselle consacrait à la Grande Guerre), cette propension de lhomme à sentretuer et à y discerner une légitimité.
Paul Fussell, dans son seul ouvrage traduit en français (ce qui est fort regrettable au regard de linfluence que cet historien a exercé sur lhistoire militaire), A la guerre, ne postule pas à forger une théorie nouvelle et révolutionnaire. Au contraire, ce livre se rangerait presque du côté des témoignages, avec la distance quintroduisent le temps et la réflexion mûrie par lhistoire. Analyse distanciée dun phénomène vécu de manière intime (avant dêtre professeur, P. Fussell servit durant la guerre dans larmée américaine), cet ouvrage simpose demblée comme une lecture nécessaire à quiconque sintéresse aux soldats de la Seconde Guerre mondiale et à leur vie quotidienne.
Pourtant, le moins que lon puisse dire de cette étude est que, du fait de son foisonnement, elle semble restituer la guerre dans sa complexité. En effet on a parfois du mal à distinguer un plan ou une problématique suivie et la lecture semble aller dune pensée à lautre, comme une sorte de vagabondage intellectuel en uniforme. Cela ne doit toutefois pas décourager, tant louvrage recèle de réflexions fines et érudites qui ont inspiré toute une école de recherche plus intéressée par lanthropologie des combattants que par les hésitations des États-majors.
En effet, il ne sagit pas là de la guerre des États-majors, ou de celle des chancelleries et des gouvernements : cette guerre est celle de lhomme de troupe, de lofficier subalterne, en bref, de la base. On y suit les soldats dans tous les aspects, les plus humbles, depuis lenrôlement et ses discours de propagande délirants jusquà sa réalité crue (la peur, la mort, mais aussi lennui et les privations diverses). Car le conscrit américain ne part pas seulement avec un paquetage : il emporte également un ensemble de représentations (provenant entre autres de la guerre précédente) qui, passé au crible de lexpérience de la guerre et des combats, forment une culture de guerre. Cette culture sexprime de diverses manières : fort classiquement dans la littérature et la poésie, les chansons
mais elle investit bien dautres champs comme les représentations ou le langage militaire.
On peut déjà constater que lexpérience de la guerre est difficile à concevoir et à restituer. Pourtant, certains chapitres sont particulièrement évocateurs dune culture militaire répandue où la logique ne prime pas toujours : ainsi, celui consacré à la notion de Chickenshit trouvera sans difficulté sa traduction dans toutes les armées du monde, et quiconque a été lhôte dune caserne saura proposer un équivalent.
Car la guerre est cachée, dissimulée au regard des civils, par une propagande habile et un poids accru de la publicité commerciale adaptée au contexte de guerre, mais aussi par les soldats eux-mêmes, enclins à un silence rassurant (Fussell parle dune «pulsion de silence») plutôt quà des descriptions inquiétantes. En effet, le moral, devenu une valeur fondamentale, doit tenir bon, et lon ne néglige aucun artifice ni aucun média pour parvenir à ce résultat. Quelles que soient les privations des civils ou les souffrances des soldats, loptimisme simpose comme la seule attitude patriotique et P. Fussell montre tout le poids, dans une société de consommation comme celle des États-Unis dès les années 30, de la publicité et de la culture publicitaire.
Pourtant, les images de la Première Guerre mondiale demeurent, mais lon semploie à en atténuer lhorreur en surévaluant lefficacité des armes nouvelles et des soldats. La légende des frappes chirurgicales et de la guerre propre peut naître. A cet égard, P. Fussell souligne certaines faussetés et montre que si dans un premier temps, les propagandes diverses exaltent lefficacité des bombardements et la sûreté du bombardier, rapidement, les pilotes (mais aussi les victimes des bombardements) savent à quoi sen tenir quant à une précision toute relative et une sécurité tout à fait illusoire.
De fait, la vie du soldat na rien dune sinécure, y compris à lentraînement ou au repos : en consacrant un chapitre aux diverses frustrations, et en particulier aux frustrations sexuelles et aux moyens dy échapper, P. Fussell lève certains tabous qui, dans lhistoriographie française notamment, ont la vie dure (à cet égard, on se rappelle de laccueil parfois assez rude réservé encore récemment au livre de J-Y Le Naour sur la question). Le héros se porte chaste. Inversement, P. Fussell montre le rôle de lalcool pour raffermir le courage ou lagressivité des troupes comme des gouvernants (au plus haut niveau : Churchill donne lexemple en ce domaine), comme seul moyen déchapper temporairement aux horreurs de la guerre et à la tension nerveuse quelle provoque, comme ultime rempart pour le moral des troupes (non sans danger daccidents divers pour des hommes habitués au combat et détenteurs darmes).
De même, le chapitre consacré aux rumeurs ainsi quaux superstitions découvre au lecteur un monde inattendu et témoigne des mille et un stratagèmes utilisés par les soldats pour échapper à langoisse, se rassurer quant à lefficacité de la stratégie ou tout simplement rêver larmistice et le retour chez soi. On est tout de même parfois proche de troubles obsessionnels compulsifs, voire de véritables traumatismes psychologiques qui se cachent dans des rituels propitiatoires.
La littérature offre également en temps de guerre non seulement un passe-temps, mais encore un espace de repli : avec le développement des éditions de poche comme la collection des Pocket books, ou encore les Penguins, on peut remarquer que même le roman sut sadapter aux besoins de la troupe. Aussi, la guerre fut, pour nombre de jeunes soldats le moment dune découverte littéraire, même si P. Fussell constate que la lecture dun texte reste influencée par le contexte, et que de la sorte, la guerre a modelé des lecteurs ainsi que des écrivains.
Au final, un ouvrage riche, qui offre une vision différente de la Seconde Guerre mondiale, plus intimiste et relativement originale. Il sagit de la réédition, en format de poche, dun livre publié en 1992 par les éditions du Seuil, livre important et qui constitue lune des références des historiens de la guerre, quand bien même il fit lobjet de maints débats. Le lecteur français pourra parfois ségarer dans les références littéraires, constantes, à la littérature de guerre anglo-saxonne, références qui sont autant de témoignages. De même, le style employé, qui mêle une certaine distance ironique et une réelle familiarité avec la guerre, surprendra : le lecteur appréciera ou détestera, mais ne saurait rester insensible à ce qui ressemble à une belle entreprise de démythification de la guerre.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 09/01/2004 ) Imprimer
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