| Sébastien Laurent Olivier Forcade Secrets d'Etat - Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain Armand Colin - L'Histoire au présent 2005 / 20 € - 131 ffr. / 238 pages ISBN : 2-200-26536-0 FORMAT : 15x21 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris.
Sébastien Laurent collabore à Parutions.com. Imprimer
Voilà un ouvrage qui, en France, découvre un continent, celui dune histoire moins connue, ou moins pratiquée de lEtat «au secret». En effet, si lunivers des services secrets véhicule, plus que dautres, des stéréotypes, les travaux, notamment français, sur la question demeurent rares, sans doute du fait des limites archivistiques (affaire à suivre, et S. Laurent y a déjà consacré un colloque éclairant, Archives secrètes, secrets darchives, CNRS éditions, 2003) mais aussi de lidée généralement admise quen ce domaine «la vérité est ailleurs», insaisissable. Le sujet semblait jusque là (dans le domaine francophone en tous les cas) relever plus de linvestigation journalistique que de lanalyse scientifique. Pourtant, avec cet ouvrage abondamment documenté, Olivier Forcade et Sébastien Laurent - respectivement maîtres de conférences en histoire à Amiens et Bordeaux/IEP de Paris - font la démonstration quil y a là un véritable objet historique, dense, quil est indispensable denvisager non seulement dans le cadre dune histoire des guerres et des relations internationales, ou encore pour une histoire des technologies (et de leur transfert), ainsi que pour une réflexion sur les «forces profondes» de léconomie mondiale (du fait de limportance croissante de lespionnage économique, via le système Echelon par exemple). Enfin, le renseignement pose plus généralement la question des modalités daction dun Etat qui demeure le détenteur, selon une célèbre formule qui prend ici son sens, du «monopole de la violence légitime».
Demblée, les auteurs se posent la question de limaginaire (littéraire, cinématographique
) des services secrets : cette partie, un peu convenue, fait écho à louvrage plus anthropologique dA. Dewerpe sur les espions, et pourrait sembler artificielle. Elle est pourtant la bienvenue en ce quelle sert, par contraste, à révéler les failles, les abîmes mêmes, de la connaissance historique concernant la réalité, pour le coup des plus éloignées de la fiction (et même sil apparaît que nombre de scénaristes et romanciers ont pratiqué le «grand jeu»). Aussi louvrage entreprend-il de cerner lobjet choisi par divers angles : une première approche est analytique, qui ouvre la voie à une réflexion historique portant jusquà nos jours. Dans un premier temps, les auteurs se penchent sur la question de la décision politique ou militaire, utilisant, en les popularisant, les travaux américains sur la sociologie de la décision. Il sagit alors de comprendre comment, au cours du XIXe siècle et dans la logique du processus de construction de lEtat moderne, la complexité de la décision suppose une information accrue, légitimant, au sein de lappareil dEtat, la structuration dun instrument dédié à cette mission particulière (car elle intéresse la diplomatie, la guerre et le gouvernement du territoire). Cette nouvelle tâche ne va dailleurs pas sans poser des problèmes juridiques, au moment où sélabore une norme internationale attachée au principe de la souveraineté : le renseignement, émanation de lEtat, naît dans les marges du droit, illustration du caractère schizophrène de lEtat - de droit - moderne (mais la coopération entre les services «alliés» délimite également une autre forme de diplomatie). Partant des divers cabinets noirs pour aboutir aux services contemporains, les auteurs montrent comment, peu à peu, lEtat prend conscience de lenjeu de linformation et de sa maîtrise, et comment, de marginaux et homogènes, les services se complexifient (en fonction des tâches) et simposent petit à petit dans les sphères du pouvoir, non sans conflits de compétences. Linfluence progressive dune institution comme le conseil national de sécurité (NSC) aux États-unis atteste de cette importance croissante. Des services historiquement majeurs sont ainsi évoqués à titre dexemples : ceux de la France, des USA, de lAngleterre ainsi quun cas particulier, le cas israélien, seul service précédant lEtat !
Mais les auteurs ne se limitent pas au renseignement contemporain et démocratique : analysant la mise en place et le fonctionnement des services dans les dictatures (fascisme, nazisme, salazarisme, communisme
), ils envisagent la spécificité totalitaire, celle dun Etat qui se pense en guerre permanente. Le fonctionnement parfois chaotique des Etats totalitaires est ainsi mis en lumière, où la décision fait lobjet dun enjeu entre divers services (et personnalités), au point de générer une forme de paranoïa institutionnelle. Logiquement, une réflexion sur les Etats totalitaires amène à se pencher sur le rôle militaire du renseignement (et son versant offensif : lintoxication, le cryptage/décryptage). Il sagit là dune histoire connue, dont louvrage éclaire certains aspects: la machine Enigma, Richard Sorge, Cicero, lorchestre rouge
On saperçoit alors que le renseignement na réellement été intégré à la guerre que lors du second conflit mondial, tant dans les Etats majors que dans le cas de la résistance
et non sans méfiance (il est vrai que lEtat major français sest employé dans les années 30 à le décrédibiliser aux yeux des hommes politiques en linstrumentalisant à outrance). Avec un cortège de questions persistantes envisagées dans cet ouvrage : que savaient Staline ou Roosevelt des projets dagression allemands, japonais, ou encore de la politique génocidaire nazie ? Dans la foulée dune historiographie ponctuelle, quelques dossiers majeurs sont envisagés, témoignages du rôle peu à peu central du renseignement à lère contemporaine : la crise de Cuba, le rôle de lAllemagne et de Berlin, la guerre du Kippour, tout à la fois lieux de mémoire de la guerre froide et illustration des limites de loutil «renseignement» aux prises avec la politique.
Lanalyse se porte bien logiquement jusquà lhistoire immédiate, et notamment le modèle américain : lhyperpuissance dispose-t-elle dun «hyper renseignement» ? La guerre froide aura modelé lappareil de renseignement américain au point de le rigidifier, le rendant impropre à affronter une menace nouvelle. Si le 11 septembre 2001 a révélé les failles du système (mais aussi la méfiance du politique à légard des informations collectées), en dépit dune longue tradition de coopération entre services, la reprise en main initiée par le rapport sur les «responsabilités», ainsi que larsenal juridique résultant, font lobjet dune réflexion qui sera à prolonger.
Lensemble constitue une introduction riche et stimulante, fruit dune lecture du renseignement qui ne tranche pas entre lérudition et la vulgarisation. Dune plume efficace, les deux auteurs nous entrouvrent les portes et les mystères dun monde dans lequel ils se meuvent avec aisance (en particulier dans lusage des sigles et des expressions anglo-saxonnes, dune luxuriance significative pour une puissance du renseignement). Ils livrent ici la synthèse nécessaire dune historiographie française mais surtout anglo-saxonne, qui atteste tant du renouvellement des problématiques dhistoire militaire (conjointement avec les travaux des services historiques afférents) que de lattention croissante portée, en France, aux travaux sur la décision et son processus. Un ouvrage dont on doit espérer quil fera école.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 22/04/2005 ) Imprimer
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