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L'avènement du nouveau centaure | | | Michel Blay Les Clôtures de la modernité Armand Colin - L'inspiration philosophique 2007 / 20 € - 131 ffr. / 174 pages ISBN : 978-2-200-34598-3 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu: Chercheur au CNRS (Centre d'analyses et de mathématiques sociales - EHESS), Michel Bourdeau a publié divers ouvrages de philosophie de la logique (Pensée symbolique et intuition, PUF; Locus logicus, L'Harmattan) et réédité les conclusions générales du Cours de philosophie positive (Pocket) ainsi que l'Auguste Comte et le positivisime de Stuart Mill (L'Harmattan). Imprimer
Spécialiste reconnu de lhistoire de la physique classique, (il publie en même temps un ouvrage sur la mécanique des fluides : La Science du mouvement des eaux, Belin, 2007), Michel Blay inscrit son travail dans une réflexion plus générale sur notre époque et la place quy occupe, ou ny occupe pas, la science. Les Clôtures de la modernité doit donc être lu comme le prolongement de LHomme sans repos (A. Colin, 2002) et de La Science trahie (A. Colin, 2003).
Résolument engagé, polémique même par endroits, louvrage donne de la modernité une image peu flatteuse : elle sest construite en déconstruisant lhomme et lhumanité. Elle aboutit, si lon préfère, à la clôture de lindividu, cest-à-dire à lenfermement : dans les camps, bien sûr, mais aussi dans cette forme plus sournoise quest lesseulement, le repli sur soi dans un univers étriqué et sans horizon. Pour décrire la façon dont on en est arrivé là, lauteur centre son propos autour de la figure symbolique du centaure, animal à torse dhomme, produit de la technique-vie, cest-à-dire de lenvahissement de la vie par la technique, dune certaine forme de vie par une certaine forme de technique. Lanalyse est menée à un double niveau, le témoignage des artistes étant beaucoup plus souvent invoqué que celui des savants ou des philosophes. Écrivains et peintres sont des témoins de leur temps et les nouvelles esthétiques surgies au début du siècle passé sont là pour nous rappeler à quel point la machine et la vitesse ont transformé notre perception du monde. Mais lart ne fait que refléter la réalité et lessentiel de la modernité se joue ailleurs, dans la démission de la raison critique, rendant possible laccouplement monstrueux de lélan vital et de la machine.
Les chapitres centraux décrivent donc lavènement du «centaure» et ses galops successifs, durant la Première Guerre mondiale puis dans lEntre-deux-guerres. Auparavant, il convenait toutefois de dresser le décor. «La vie sans raison» examine brièvement luvre de Schopenhauer et de Bergson, deux philosophies de la vie qui connurent un succès retentissant et dont lirrationalisme a marqué la conception ultérieure de lhomme nouveau. Passant de la philosophie à lart, le chapitre suivant rappelle ce que la modernité esthétique doit aux machines et à la vitesse, et sarrête pour cela sur cette uvre hautement représentative quest La Prose du transsibérien, de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay. Parallèlement, dans le domaine spéculatif, le développement de la technique exerçait une action en retour sur notre idée de la science. La visée de connaissance, la theoria, était présentée comme un enfantillage, ou un luxe, de sorte que la technique, coupée de la pensée de la science, nétait plus quappropriation des corps, des objets et bientôt des esprits.
Le Centaure peut maintenant naître. Lévénement eut lieu le 20 février 1909, avec la publication du Manifeste du futurisme dans Le Figaro. Marinetti ne se contente pas en effet dexalter la vitesse, il annonce la naissance dun homme nouveau, à la fois guerrier et directeur dusine, et promulgue de nouvelles tables de la loi. La suite, qui senchaîne inexorablement, est bien connue. De la Grande Guerre, avec son cortège datrocités, lauteur retient moins lusage de la science à des fins destructrices que la façon dont «lhomme planifié des futures dictatures et des technocraties» a été construit de toutes pièces à lusine de la guerre et le passage où G. Duhamel décrit le dernier cri en matière dambulance chirurgicale de campagne est très instructif à cet égard (p.97). Le chapitre suivant fait une large place aux idées de Charles-Edouard Jeanneret, plus connu sous le nom de Le Corbusier. LEsprit nouveau, quil définit avec Amédée Ozenfant, scelle la réconciliation de lart et de lindustrie. Si ce sont les ingénieurs qui ont sauvé larchitecture, si les maisons deviennent des «machines à habiter», cest que la nouvelle organisation du travail «conduit par lutile à la synthèse et à lordre». Le «plan Voisin de Paris» (1925) prévoyait de raser le centre de la capitale (entre Montmartre et la Seine) pour le quadriller par des artères de 50 à 120 mètres de large. Pendant ce temps le docteur Louis-Ferdinand Destouches, le futur Céline, fort dobservations faites lors dun séjour aux États-Unis, proposait dorganiser lhygiène sociale à partir de lusine et non de la ville.
Le développement du sport relève de la même idéologie. Le corps est une machine, lathlète une mécanique bien huilée. Le Corbusier, toujours lui, déclarait : «la pratique du sport, dans une société machiniste, doit être rendue obligatoire avec contrôle médical, au même titre que le travail» (p.125). Sautant par dessus la Seconde Guerre mondiale, le dernier chapitre décrit comment le libéralisme économique parachève ce processus de clôture dans lequel nous nous trouvons encore aujourdhui. Pour ce faire, il commence par examiner les écrits de Hayek qui, dès 1946, sétait fait le champion de la libre concurrence. Si la main du libéralisme est invisible, son bras, lui, est armé et lauteur dresse un parallèle entre lactuelle théologie du marché et les anciennes théologies de linfini. Les pages finales, consacrées à la politique éducative de lEurope, donnent à réfléchir. Elles montrent, de façon assez convaincante, comment les directives de Bruxelles imposent peu à peu à lécole les principes censés avoir «fait leur preuve» dans le monde de léconomie et tendent à remplacer les humanités par la «culture entrepreneuriale».
Louvrage plaira avant tout par lextrême diversité des témoignages invoqués. Les longues et nombreuses citations permettent un contact direct avec des textes souvent peu accessibles. En quelque cent soixante-dix pages, il était impossible de tout dire sur un sujet aussi vaste mais chacun trouvera à y apprendre et nombre de ceux qui croyaient connaître Céline, Le Corbusier ou Léger (pour ne citer que ces trois noms) les découvriront sous un nouveau jour. Certes, tout nest pas également convaincant et il nest pas sûr par exemple que Bergson soit à ce point responsable de la naissance du nouveau centaure. Mais il nest pas nécessaire de suivre lauteur dans toutes ses positions pour apprécier les mérites de louvrage. Si la critique du libéralisme paraîtra excessive à certains, elle repose sur une analyse assez fine des textes de Hayek et Michel Blay a parfaitement raison de demander : en quel sens y a-t-il liberté dans le monde libéral ? Puisque, aux dires même de ses partisans, le point crucial, beaucoup plus que la liberté, cest «la soumission aux forces impersonnelles du marché» (p.139).
La modernité est un phénomène complexe, sur lequel le dernier mot est loin davoir été dit. Le Moyen-Âge, le dix-septième siècle, le vingtième, chaque époque a ses Anciens et ses Modernes. La conclusion du livre montre que ce qui préoccupe lauteur, cest notre avenir, à nous autres européens. De fait, la désaffection marquée par les jeunes de nos sociétés pour les études scientifiques, au profit du «business», nest pas pour rassurer. En éclairant un pan de notre histoire récente, Les Clôtures de la modernité nous aide à voir un peu plus clair dans ce que nous voulons pour demain.
Michel Bourdeau ( Mis en ligne le 19/03/2008 ) Imprimer | | |