| Clotilde Champeyrache Sociétés du crime - Un tour du monde des mafias CNRS éditions - Société 2008 / 23 € - 150.65 ffr. / 432 pages ISBN : 978-2-271-06624-4 FORMAT : 15,0cm x 23,0cm
L'auteur du compte rendu : Agrégé dhistoire et titulaire dun DESS détudes stratégiques (Paris XIII), Antoine Picardat est professeur en lycée et maître de conférences à lInstitut dEtudes Politiques de Paris. Ancien chargé de cours à lInstitut catholique de Paris, à luniversité de Marne la Vallée et ATER en histoire à lIEP de Lille, il a également été analyste de politique internationale au ministère de la Défense. Imprimer
Cest peut-être un effet de mode ou cest peut-être le fait du hasard, en tout cas, les livres sur la mafia sont nombreux ces temps-ci. Après le Gomorra de Roberto Saviano chez Gallimard, décrivant Naples et la Campanie mises en coupe réglée par la camorra, les éditions Perrin viennent de rééditer Cosa Nostra de John Dickie et les éditions du CNRS publient Sociétés du crime. Un tour du monde des mafias de Clotilde Champeyrache.
Après avoir longtemps été un thème mal connu ou, ce qui est la même chose, voire pire, un objet de fantasmes plus ou moins complaisants, la mafia commence à être assez bien étudiée. Sociologues, criminologues, économistes, journalistes, juristes, historiens ont traité, chacun dans son champ de compétence, le phénomène, et le résultat de tous ces travaux fournit la matière à des ouvrages de synthèse. Ces livres sont aussi une réaction à la dangerosité des mafias, que les connaissances permettent désormais de mesurer, ou au moins dévaluer.
John Dickie avait choisi une approche historique, narrative et explicative. Clotilde Champeyrache a opté pour une approche thématique et analytique. Elle commence par définir précisément son objet détude : la mafia sicilienne, Cosa nostra, en priorité, ses homologues calabraise, la ndrangheta, et napolitaine, la camorra, accessoirement. Après avoir étudié létymologie et lorigine de ces trois noms, elle passe en revue les mythes fondateurs des trois organisations criminelles. Toutes les trois se sont inventé des mythes positifs, porteurs de valeurs plus ou moins chevaleresques et patriotiques. Ces mythes sont tellement enracinés dans les traditions quil est devenu extrêmement difficile dy démêler le vrai du faux. Cette confusion participe de lemprise sur les populations qui associent les mafias à ces mythes et à ce quils ont de positif.
De létymologie et des mythes, on passe aux origines proprement dites et à la lancinante question du pourquoi. Pourquoi ces régions ont-elles vu se développer depuis plus dun siècle et demi un type de criminalité aussi semblable et aussi original ? Encore une fois, il faut accepter de ne pas avoir de certitudes : un mélange dhéritage des structures féodales, de criminalité endémique, de haut degré de violence dans la société, de carence de lÉtat, celui des Bourbon puis lItalie unifiée, constituent les ingrédients de ces naissances. Mais la manière dont on est passé de ces conditions favorables à la réalité des mafias demeure et demeurera sans doute à jamais un mystère.
Après avoir survolé lhistoire de la mafia, Clotilde Champeyrache recourt aux enseignements des études sociologiques et économiques, pour aller au cur des systèmes mafieux : leur rôle dans la société et leur intégration dans léconomie. À la différence dautres formes de criminalité, même très organisée, ce qui caractérise une mafia, et ce qui la rend fort heureusement, sinon unique, du moins exceptionnelle, est son enracinement dans un territoire et une économie quelle contrôle et dont elle se repaît. Bien que nuisible, la mafia est acceptée par la population et très largement protégée. Elle réussit en effet à se rendre utile, parfois même nécessaire ou indispensable. Cet enracinement passe par la protection et lintermédiation. Ce qui est à nos yeux du racket, de lextorsion et de larbitraire apparaît, en territoire mafieux, comme un palliatif des carences et des lenteurs dun État, dépourvu de toute volonté sérieuse et durable de lutter conte la mafia. De même, à côté des trafics, drogue, être humains, cigarettes et autres, la mafia est bien intégrée dans léconomie légale. Elle emploie, elle soutient des entreprises, elle recycle, elle détourne. Cette intégration est également une de ses spécificités et ne se retrouve pas dans les criminalités ordinaires.
De là surgit la question qui sert de fil conducteur : la mafia est-elle fille ou mère du sous-développement des régions où elle sest développée ? La démonstration de Clotilde Champeyrache est claire : elle nest pas la fille du sous-développement et de la misère, mais en revanche, elle les entretient. Elle nest pas non plus fille du capitalisme ou sa version exacerbée. Elle est née dans des structures féodales et rurales et a su sadapter à des environnements économiques changeants. La mafia sest développée dans des secteurs économiques et des régions prospères, notamment les plantations dagrumes de la région de Palerme et le port de Naples. Elle sest ensuite étendue à dautres aires. Partout, elle détourne des richesses et saccage les campagnes, comme en Campanie que la camorra a transformée en gigantesque décharge sauvage où les produits toxiques empoisonnent les sols, les eaux et les corps. Elle décourage les initiatives, sempare des subventions, bref, elle perpétue un sous-développement sur lequel elle prospère.
Alors que faire ? LÉtat italien démontre régulièrement son incurie en la matière, en partie par manque de volonté, en partie par complicité de certaines de ses classes dirigeantes. Le courage des juges anti-mafia et de quelques policiers est bien mal soutenu par les autorités. Il existe pourtant une stratégie et des outils. La stratégie consiste à frapper au porte-monnaie, en confisquant les biens et les entreprises des mafieux et de leurs complices, plus ou moins criminels. Les outils se trouvent dans le code pénal italien, avec le délit dassociation mafieuse. Mais lélément décisif doit venir des régions mafieuses. Tant que la mafia continuera dêtre perçue de manière positive, les autorités, même décidées, ne pourront pas grand chose contre elle et contre le soutien dont elle bénéficie. Cest pourquoi les mouvements citoyens qui se développent en Sicile depuis quelques années donnent quelque espoir. Notamment celui de ces commerçants et entrepreneurs qui refusent dêtre rackettés et de payer le pizzo. Face à un défi à la base même de sa puissance, son emprise sur le territoire, la mafia réagit alors par la violence : plusieurs de ces réfractaires ont déjà été menacés, certains agressés et même assassinés.
Sachevant par de rapides présentations dautres organisations de types mafieux - la mafia russe, les triades chinoises et les yakuzas japonais -, ce livre est passionnant dun bout à lautre. Il permet de comprendre à quel point limage de la pieuvre, étendant ses tentacules dans toute la société et une grande partie du pays, est adaptée. Il rappelle aussi que la mafia nest jamais aussi dangereuse que lorsquelle ne fait pas parler delle. Son silence signifie quelle développe ses activités et affermit son emprise sur ses terres. Et lorsquun chef est arrêté, comme ce fut le cas en 2006 puis en 2007, ce nest quun soldat qui tombe. Mais lorganisation la déjà remplacé et poursuit son existence.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 04/04/2008 ) Imprimer
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